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Manuel Valls est inquiet. Le ministre de l'Intérieur sait combien la police judiciaire doit à la chance d'avoir identifié aussi vite ces fous de Dieu qui avaient décidé de passer à l'acte en jetant une grenade défensive dans une épicerie kasher de Sarcelles, où cohabitent depuis plus d'un demi-siècle familles juives et familles maghrébines. La chance, c'est cette trace ADN qui permet de remonter à un jeune homme qui a fait de la prison pour trafic de stupéfiants. Et, au-delà, à un petit groupe suivi depuis quelque temps par la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), à la suite d'un tuyau venu d'un pays étranger.
Sans ce coup de pouce du destin, la France était peut-être partie pour revivre une nouvelle affaire Merah, avec des ingrédients similaires : passeports français, délinquants de droit commun passés avec armes et pognon dans le camp d'Allah, connus des services de police, dont on aurait sous-estimé la détermination... Avec, à la clé, le drame, puisque le groupe en question avait une liste d'associations juives contre lesquelles il voulait tester ses cocottes explosives, mais aussi le nom et l'adresse d'un avocat connu pour sa défense d'Israël.
Traumatisés de ne pas avoir anticipé la conversion de Merah à l'islamisme le plus radical, canal salafiste, police et justice ont décidé de neutraliser les auteurs de l'attentat de Sarcelles avant de connaître la suite de l'histoire, mais le coup de semonce est à nouveau sérieux. L'ampleur de la tâche n'échappe d'ailleurs pas au ministre de l'Intérieur. «Le terreau est large et diffus, beaucoup plus que s'il s'agissait de suivre l'ultradroite, nous dit Manuel Valls. Il faut mobiliser des moyens considérables si l'on veut être en mesure de suivre tout ce qui bouge. Il faut éviter à tout prix cette routine qui a conduit à l'aveuglement dans le cas Merah. Nous avons affaire à des personnes qui bougent sans cesse, un peu comme les trafiquants de stupéfiants. Ce sont des réseaux hybrides, où tout se mêle, le petit délinquant qui tue au kalachnikov et l'islamiste radicalisé, en résonance avec les printemps arabes.»
«Ennemis intérieurs»
Le ministre de l'Intérieur n'hésite pas à parler d'«ennemis intérieurs», terme qui fait bondir dans son propre camp et qui fut utilisé pour qualifier l'utragauchisme. À la différence de ceux qui firent couler du sang juif rue Copernic (octobre 1980) ou rue des Rosiers (août 1982), sous la bannière d'organisations terroristes palestiniennes, ces djihadistes ne sont pas nés à Beyrouth, Tripoli ou Téhéran, mais en France. Ils ont grandi dans nos banlieues et comptent sur le renfort croissant des convertis, Antillais, Congolais, sans oublier ces métropolitains qui quittent tout pour embrasser le Coran.
Combien sont-ils ? Quelques centaines, selon les spécialistes. Leur point commun : un fort sentiment antijuif nourri de la haine d'Israël, doublé d'un antisionisme radical, cocktail qui, parfois, rejoint les vieilleries de l'antisémitisme rance à la française, dont on sait qu'il faisait tache d'huile bien au-delà des rangs de l'extrême droite. Avec, en point d'orgue, Merah qui exécute trois enfants dans une école juive de Toulouse pour... «venger» les enfants palestiniens tués par l'armée israélienne. Et une volonté d'en découdre qui rappelle les nouveaux gangsters issus des cités.
Pas de plan organisé des mois à l'avance, pas de faux passeports, ni même de revendication chez ces terroristes «intérieurs». Plutôt l'improvisation et un appétit pour l'attentat de proximité, comme d'autres braquent la station-service la plus proche. La facilité, aussi : à l'heure où synagogues et écoles juives ont été transformées en forteresses, il leur reste les commerces kasher, de la même façon que la transformation des banques en bunkers a repoussé les gangsters vers les bijouteries. Amateurs ? Pas vraiment, selon un responsable de la police judiciaire, surpris par la méfiance de Jérémie Louis-Sidney, l'homme à la grenade, qui avait rasé sa barbe et changé son apparence, comme Merah donnait le change en fréquentant les discothèques. Et ne s'est pas laissé surprendre par les policiers venus le neutraliser à 6 heures du matin : il leur a tiré dessus sur-le-champ, au 357 Magnum. La marque de cette «radicalisation en Occident» que pointe le criminologue Alain Bauer, conseiller de tous les ministres de l'Intérieur depuis dix ans, qui rappelle la véritable appellation d'Al-Qaida : Front international islamique de lutte contre les juifs et les croisés.
Dans un box, le groupe avait par ailleurs accumulé de quoi confectionner de vraies bombes. Il disposait également d'une somme suffisante pour alimenter sa guerre contre les juifs : 27 000 €. Un trésor qui rappelle les dépenses des frères Merah.
Le raid de Merah dans l'école juive de Toulouse, caméra en marche, est dans toutes les têtes des responsables de la communauté juive, mais ce n'est pas le premier drame. Tous se souviennent de Sébastien Sellam, le DJ qui réussissait trop bien, assassiné un jour de l'automne 2003, dans un parking parisien, par son voisin et ami avec qui il venait encore de déjeuner. Personne n'a oublié Youssouf Fofana, ce caïd d'une cité de Bagneux devenu le bourreau d'Ilan Halimi, forcément riche parce que juif, torturé pendant trois semaines dans la cité, entre janvier et février 2006, avant d'être brûlé vif. C'était avant l'émergence dans les quartiers de ces fils spirituels de Ben Laden, mais les mêmes ressorts étaient déjà à l'œuvre : «niquer les keufs» ne suffisait plus à assouvir leur colère, il fallait maintenant «niquer» les Français, et plus particulièrement les juifs.
Le poison de la peur
Mais il y a aussi ce qui se voit moins, ce qui ne tétanise pas, mais diffuse lentement, au quotidien, le poison de la peur. Les données recueillies depuis vingt ans par la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) sont, à ce titre, explicites. Après la profanation du cimetière juif de Carpentras, observe cet organisme rattaché au Premier ministre, les années 90 ont été marquées par un antisémitisme «relativement bas», avec un reflux plus marqué encore en 1999. Comme si la mobilisation générale pour dénoncer ce crime avait agi tel un électrochoc salvateur. Mais «l'année 2000 marque un véritable tournant, avec trois pics importants en 2000 (744 faits), année de la deuxième intifada, en 2002 (936 faits), avec la guerre en Afghanistan, les tensions autour de l'Irak et l'aggravation du conflit israélo-palestinien, et en 2003 (601 faits)». «La situation est plus difficile à appréhender après 2005», poursuit la commission, qui constate une baisse des actes antisémites, sans pour autant retomber au niveau des années 90. De fait, on relève des «pics de violence» en 2006 (année du gang des barbares, 571 faits) et en 2009 (815 faits), marquée de fortes tensions dans la bande de Gaza.
Mobile ? La CNCDH se refuse à accréditer la thèse d'un retour de l'antisémitisme et préfère évoquer des «raisons conjoncturelles», situant les pics dans «un contexte de hausse des préjugés et de la violence en général, et pas uniquement d'une stigmatisation des personnes juives». Et de rappeler le chemin parcouru depuis 1946, quand à peine le tiers de la population adulte considérait qu'un Français d'origine juive était «aussi français qu'un autre Français». «La France, poursuivent les experts de la CNCDH, n'est pas, dans l'ensemble, un pays antisémite, même si les opinions antisémites sont plus élevées chez les Français issus de l'immigration que dans les autres couches de la population, surtout chez ceux qui se déclarent musulmans pratiquants.» Un antisémitisme plus marqué chez les personnes âgées, les moins diplômées et les «plus à droite».
Les chiffres de Sammy Ghozlan, président du Bureau national de vigilance contre l'antisémitisme (BNVCA), émanation de la communauté, vont dans le même sens, même s'ils sont plus contestés parce qu'ils recensent pêle-mêle attaques de synagogues, agressions de rabbins, rackets de gamins portant la kippa, jets de pierres contre les écoles juives, dégradations dans les cimetières et tags antisémites. Ils s'écartent très sensiblement de ceux du ministère de l'Intérieur à partir de 2010 (800, au lieu de 466 faits signalés), fossé qui se creuse encore en 2001 : 724 faits, au lieu de 389 officiels, sans doute parce que l'organisme communautaire intègre dans ses données les blogs et les tweets. Pour 2012, le BNVCA annonce déjà 487 faits, dont 213 depuis la mort «en martyr» de Merah.
Au-delà de ces données brutes (dans tous les sens du terme), il y a cette ambiance jamais vue dans les quartiers. Des communautés entières ont déserté les territoires les plus exposés. Ils ne sont plus qu'une poignée de juifs à fêter Kippour à La Courneuve, alors qu'ils étaient hier encore plus de 600. Ils ont massivement quitté Stains, Pierrefitte, Bagnolet, en Seine-Saint-Denis, pour des communes jugées «plus sûres». Les responsables communautaires reçoivent tous les jours des demandes de juifs qui veulent déménager ou changer leur enfant d'école. Le nombre de personnes qui planquent leur étoile de David dans les transports en commun ne cesse d'augmenter, et il est de plus en plus difficile d'évoquer la guerre d'Algérie ou la Shoah dans les écoles de la République.
La faute à qui ? À ceux qui diabolisent Israël, comme le proclament les plus extrémistes dans la communauté juive ? On pourrait aussi souligner le silence (de trouille, probablement) et la totale désorganisation de la communauté musulmane en France, au sein de laquelle personne ne s'est vraiment levé pour épingler Merah au tableau des horreurs et ranger Jérémie Louis-Sidney parmi les extrémistes infréquentables. Cependant, on ne devra pas oublier, comme le fait remarquer Joseph Ghebali, président d'une communauté dans les Yvelines, que les juifs sont complètement intégrés dans la société française. Et que, dans des dizaines de villes, comme à Créteil (Val-de-Marne), la plus grosse communauté juive après Sarcelles, la dernière agression d'un rabbin remonte à très longtemps... Créteil où les dernières fêtes juives, remarque le maire, Laurent Cathala, ont rassemblé près de 3 000 personnes au centre-ville... sans le moindre incident. Jusqu'à quand ? Jusqu'à ce qu'un paumé soucieux de «partir l'âme en paix», salafiste en version française, décide que son jour est venu de mourir pour sa cause ?