Tribune
|
Publié le 30 Janvier 2012

Charles Favre, notre ami, notre complice...

Lundi 25 décembre 2011, à l’église Saint Nizier, lors des funérailles du Docteur Charles Favre, l’Eglise, par la voix du Cardinal Barbarin, disait adieu à un de ses grands serviteurs. Pourtant, tout au long des discours, il fut aussi question de Juifs, les Juifs en général et plus particulièrement de l’ami, Marc Aron, et des Mayer, qu’il appelait « ses complices de combat ». 

Cette Hatikva jouée à l’orgue au milieu de la cérémonie a rappelé à la foule nombreuse qui remplissait l’église cet amour pour la terre d’Israël pour laquelle il avait tant prié, pour laquelle il avait tant œuvré.

 

Oui, la Communauté juive venait de perdre un ami, un allié.

 

Comment expliquer une telle amitié, une telle complicité dans des combats au quotidien et ce pendant quarante ans?

 

L’homme à la base de cette extraordinaire histoire s’appelle Roger Zaoui, le directeur du FSJU et de l’AUJF, Roger Zaoui dont se rappellent bien les anciens, l’homme dont le charisme avait su, au moment de la guerre des six jours, rassembler autour de lui les forces vives des jeunes juifs militants, ceux qui tremblaient pour Israël et souhaitaient s’exprimer.

 

En 1967, le président s’appelait Jacques Dreyfuss. Il présidait le FSJU et le Consistoire de Tilsitt. Mais pour lui, les Juifs ne faisaient pas de politique communautaire, ni de grandes déclarations, ni de grandes manifestations. Des conférences à la « Maico » (Maison communautaire), c’est tout.

 

Gérard Mayer fut le meneur, le catalyseur d’une autre forme de militantisme, le penseur de ce qui allait devenir le Comité de coordination. Roger Zaoui lui présenta «l’homme qui enregistre l’Histoire par le son». C’était Charles Favre.

 

Pourquoi ce nom? Charles Favre et sa batterie de magnétophones, trimballés dans son gros cartable, ses magnétophones branchés les soirs d’évènements politiques importants, sur toutes les radios qu’il pouvait capter, dans toutes les langues possibles. Plus tard, ce fut la batterie de petites télés, dans la partie moins connue de son immense appartement…

 

De cette rencontre naquit une relation d’amitié, de confiance et aussi d’intérêts partagés.

 

Charles Favre était un de ces esprits les plus brillants, les plus affutés que nous ayons rencontrés.

 

Après ses études de médecine, parti aux Etats Unis faire une spécialité, il fut passionné par un de ses maîtres qui enseignait la façon dont se forgent les opinions publiques. De retour, en tant que psycho-sociologue politique des plus performants, il fut le conseiller des plus grands de ce monde en matière d’analyse de l’opinion publique, en particulier auprès de hauts fonctionnaires.

 

Profondément chrétien, Charles Favre aimait les Juifs, parce que, disait-il, « les Juifs ont toujours lutté pour leur survie sans jamais déroger à leurs valeurs ancestrales ». « Les Juifs ont perdu un million et demi d’enfants à Auschwitz ». Cela n’a jamais cessé de le meurtrir. « Les Juifs sont revenus sur la terre de leurs ancêtres et il faut les aider à s’y maintenir ». Il s’y est attelé par son intelligence aigüe. Il s’y est attelé par l’Eglise.

 

Charles Favre et nous, Juifs, avions en 1967 des intérêts convergents.

 

Qui, à cette période, s’opposait à Israël et armait les Etats arabes? L’Union soviétique et ses satellites. Or, l’obsession de Favre, dans les années 1970, était le totalitarisme de l’Est, ces régimes communistes qui empêchaient les Chrétiens de toute l’Europe de l’Est de pratiquer leur culte.

 

Selon sa grande théorie des dominos, si les Juifs réussissaient contre le communisme, ce seraient aussi les Chrétiens qui en profiteraient. La nécessité du rapprochement judéo-chrétien n’était pas seulement philosophique. C’est, pensait-il, aussi une nécessité stratégique.

 

Voila ce que Charles Favre a du expliquer pour persuader le Cardinal Villot, puis le Cardinal Renard, dont il fut le conseiller, à œuvrer pour ce rapprochement (le Cardinal Villot devint, en 1969, secrétaire d’Etat du Saint Siège et ouvrit à Charles Favre les portes du Vatican).

 

Tous les jours de la semaine, Charles Favre nous rejoignait, Gérard et moi, au restaurant, avec la presse quotidienne, toute la presse déjà annotée par couleur selon les thèmes, comme ses stylos bille alignés dans la poche gauche de sa chemise bleue d’aviateur.

 

Commençait alors la stratégie du jour. Charles Favre était une source d’information exceptionnelle, il nous conseillait d’organiser tel meeting à la « Maico », de contacter tel homme politique, d’écrire tel communiqué de presse, de préparer telle manifestation... Un vrai plan de bataille, celui de Charles Favre aux cotés de ses amis juifs.

 

La presse régionale, en ce temps-là, nous était favorable, Gérard Mayer faisait passer sans problèmes tous les communiqués, il montait et descendait dans les rédactions…. Aidé, il est vrai, par le neveu de Charles Favre, rédacteur au Progrès, et par Anne Sylvie Haguenauer et Robert Schneider, sœur et beau-frère d’Evelyne Haguenauer, au Dauphiné Libéré.

 

Gérard parla à Charles de son cousin Marc Aron… « Aron? Je connais », dit l’un. « Favre, je connais », dit l’autre. Et oui, Charles et Marc, des années ensemble au lycée du Parc et à la faculté de médecine. Et puis, perdus de vue, car l’un courrait le monde et l’autre exerçait la cardiologie à Lyon. Des retrouvailles extraordinaires.

 

Le trio Charles, Gérard, Janine, devint quatuor et s’établit alors une amitié profonde, sincère.

 

Mais cette amitié intriguait certains : « Pourquoi Charles Favre est-il partout avec les Juifs ? Les Mayer et Marc Aron ne se font-ils pas manipuler?».

 

Cher Charles, qui suscita bien des questions parmi les Juifs et aussi parmi certains milieux chrétiens. Les Amitiés judéo-chrétiennes qu’il voulait relancer eurent pendant longtemps un parcours médiocre (la protection que Touvier avait trouvée dans certains couvents laissa bien des séquelles).

 

Il faudrait des dizaines de pages pour raconter toute l’aide que Charles Favre a apporté à la communauté juive. Il était à nos cotés pour toutes les causes qu’il croyait justes, conseiller et acteur précieux. Il était à nos cotés en chrétien et nous respectait comme Juifs.

 

Je ne parlerai que de quelques exemples. Les plus anciens :

 

Commençons par l’Affaire Montaron. Georges Montaron était directeur de la revue « Témoignage chrétien », ouvertement anti-israelienne. Georges Montaron n’aimait pas Vatican 2. Organisateur, début 1970, de la conférence mondiale des chrétiens pour la Palestine, il prépara à Lyon un grand meeting, espérant que cette ville très chrétienne se rangerait à ses idées. Mais Charles Favre veillait. Il avertit ses amis chrétiens. Nous, nous avons prévenu tous les jeunes Juifs de Villeurbanne (Jo Benhamou, Simon Assouline, etc.) et, grâce à la complicité de l’appariteur de la salle Saint Hélène, nous remplîmes la salle bien avant l’ouverture officielle des portes… Ce fut un chahut monstre lorsqu’arrivèrent Montaron et ses sbires. Il ne put pas faire son meeting. La salle fut évacuée. « Joli coup », apprécia Charles Favre.

 

C’est ce jour là qu’est apparue la nécessité de doter la communauté d’un réel groupe de protection car, dépité d’avoir été berné, un des manifestants de Montaron sortit un sabre qu’il dissimulait sous un manteau. Contre qui avait-il prévu de s’en servir en arrivant? Il fut bien difficile à maîtriser. Ainsi est née la Sécu…

 

L’élégant président Jacques Dreyfuss n’était pas habitué à une communauté juive bouillonnante... Il restait au Consistoire où il n’était jamais question de politique et cèda la place au FSJU, car c’est dans les petits locaux de la rue de Marseille que tout se décida, et le Comité de coordination embryonnaire, imaginé par Gérard en 1967, s’officialisa, sous la présidence de Marc.

 

Autre exemple : le combat pour les juifs d’URSS. Nous avions compris que le combat se gagnerait dans la rue et dans les chancelleries. La rue, les troupes, Gérard s’en chargea et, en décembre 1970, le Grand Rabbin Kling en tête, 5000 personnes défilèrent, sous la neige, entre la Grande Synagogue et la maison communautaire, rue de Turenne. CharlesFavre utilisa ses relations pour introduire Marc Aron, qui par l’ADL européenne du B’nai B’rith, fit la jonction avec d’autres pays. Ce combat dura des années, imposant partout les mêmes pressions contre l’URSS. Et «les Juifs du silence » commencèrent à sortir. 1000, 10000… Ils passèrent dans un camp de transit, à Shoenau en Autriche, car à cause de leur politique pro-arabe, les soviétiques ne voulurent pas dire qu’ils envoyaient leurs Juifs peupler Israël. Mais l’URSS lâcha du lest et ce fut aussi positif pour les Chrétiens.

 

En 1973, par l’entourage de l’archevêché de Vienne, Charles Favre apprit la probable décision du chancelier Kreisky de fermer Shoenau. En pleine nuit, il réveilla son Archevêque, qui réveilla à son tour le Cardinal König à Vienne, pour qu’il aille expliquer à Kreisky que ce serait la fin de l’espoir pour les Chrétiens d’Union soviétique si on  empêchait les Juifs d’arriver en Autriche. Kreisky ne céda pas (il a dit non à Golda Meir elle-même), mais fournit aux Juifs un autre camp de transit.

 

Voila qui était Charles Favre, voila ce que Faisait notre ami Charles.

 

Troisième exemple, la repentance et la réconciliation entre Juifs et Chrétiens : En 1986 le pape Jean-Paul II devait faire une visite pontificale à Lyon. Charles Favre nous annonça qu’il fallait absolument organiser une rencontre officielle avec les représentants de la communauté juive. Il y avait, à cette époque, encore des réserves de la part de certains Juifs, et non des moindres, vis-à-vis de l’Eglise. La rencontre fut organisée dans une salle de la faculté catholique. Une délégation de vingt personnes, dont le Grand Rabbin Richard Wertenschlag et le rabbin Maman, le rabbin militant de l’époque. Charles Favre, à genoux devant son Pape, baisa l’anneau pontifical, puis lui présenta Marc Aron qui offrit au Pape un Shofar. Ce Shofar, offert au nom du CRIF, porta la voix de la réconciliation officielle entre Juifs et Chrétiens à Lyon.

 

Nous avions bien travaillé, nous étions heureux.

 

C’est grâce à cette collaboration qu’au moment de l’arrestation de Paul Touvier, Charles Favre obtint l’ouverture des archives de l’Eglise. Touvier avait bénéficié après la guerre de la protection de certains couvents de la région et de milieux catholiques intégristes. La mise à disposition des archives fut un acte très courageux et fut extrêmement utile dans la préparation du Procès Touvier.

 

Procès, toujours, mais avec, pour nous, Lyonnais, une toute autre dimension. Sur le procès Barbie, tout a déjà été dit. Nombreux sont les présents au CRIF, Evelyne, les Karo… qui ont participé, pendant près de trois mois, à toute l’infrastructure mise en place, dans les locaux à coté du palais de justice. Mais peu nombreux sont ceux qui savent que Charles Favre était aussi en première ligne, tous les jours, avec Marc Aron et Alain Jakubowicz. Il affûtait des idées pour la plaidoirie d’Alain, plaidoirie travaillée et retravaillée au fur et à mesure que de nouveaux éléments apparaissaient dans le procès. C’est Charles Favre qui eut l’idée de faire présenter au jury la photo de l’Enfant à la casquette du Ghetto de Varsovie (cette photo fut ensuite offerte au Cardinal Decourtray qui l’avait en permanence face à lui dans son bureau). C’est Charles Favre qui demanda aux Sœurs de Sion, Magda, Marie-Paule, Brigitte, de faire chaque matin la revue de presse internationale consacrée au Procès. Plus d’une trentaine de journaux achetés, lus et découpés au petit matin puis montés à l’évêché où ils étaient photocopiés et le tout redescendait à la permanence, où ils étaient affichés et communiqués aux avocats. Nous pouvions ainsi savoir, chaque jour, comment le procès était ressenti à Melbourne, à New York ou à Francfort.

 

 

Et puis, de petits gestes, mais si symboliques…

 

A la mort de sa femme, Denise, Charles Favre annonça que toute la quête de la messe à Fourvière serait offerte à l’Ecole juive. Denise, la fidèle, la discrète, avait pensé à l’éducation des enfants Juifs...

 

Lorsque pour Charles vint le temps de la retraite officielle, arriva Patrick Desbois. Le repas qu’ils firent chez moi, pour nous le présenter dura quelques 8 heures. Nous étions tous les quatre autour de la table et Charles Favre continuait à se marrer en racontant à Desbois les « coups » que nous avions faits ensemble…

 

Nombreux sont ceux qui ont connu Charles Favre, l’homme à la minerve. Cette minerve était disait-il, aussi à cause de ses amis juifs. Charles fut kidnappé, enlevé en voiture et roué de coups pour lui faire dire où se trouvaient certaines archives compromettantes… Sa nuque fut endommagée et la minerve qui ne le quitta plus (sauf pour faire honneur à sa nouvelle épouse Jacqueline et à Gérard, témoin à leur mariage).

 

C’est pour cette collaboration si étroite, pour cette amitié que (grâce à Charles Favre) le Cardinal Decourtray nous a témoignée tout au long de ces années, que Marc Aron et quelques autres décidèrent d’ériger, à Jérusalem, un mémorial dédié au Cardinal. Pour Charles, c’était le plus beau cadeau que les Juifs pouvaient faire à son Cardinal. Pour nous ? C’était le plus beau cadeau que nous pouvions faire à Charles.

 

Charles Favre a rejoint son ami Marc Aron au Gan Eden. Restent Gérard et moi comme dépositaires de ces années où, ensemble, nous «faisions des coups».

 

C’est avec une grande tendresse qu’aujourd’hui je vous les ai fait partager.