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Dans la soirée du 17 décembre, le juge l'a libéré contre une caution de 1 000 livres égyptiennes (125 euros), en attendant son procès en appel qui aura lieu début 2013. Mardi soir, au moment où Le Monde l'a rencontré, il n'avait toujours pas dormi. Albert Saber ne tient pas en place, plus survolté qu'abattu. Physique de poids coq, les yeux vifs charbon, il veut raconter son histoire "depuis le début".
"Instruments d'oppression"
Pour lui, le "début" remonte à 2001, lorsqu'il rejoint la faculté de philosophie. "J'ai étudié les religions et je suis arrivé à la conclusion que c'était des instruments d'oppression basés sur des mythes." Ce n'est pas arrivé d'un coup, mais au fil de ses lectures et de ses recherches sur Internet. Il décortique les textes sacrés, contredit ses professeurs en cours. Sa mère Karimane Massiha Ghali, une psychologue, confirme : "Quand Albert fait quelque chose, il va jusqu'au bout, je n'ai jamais pu l'empêcher." Ses cheveux longs et ses idées farfelues lui valent déjà l'hostilité des islamistes du campus. Ses parents, qui vivent séparés mais ne peuvent divorcer à cause de l'interdit de l'Eglise copte, prennent peur.
Issu d'une famille de la classe moyenne, des coptes pieux sans être très pratiquants, Albert détonne dans le quartier populaire d'Al-Marg. Adolescent, il est passé par une phase mystique dont témoigne la petite croix tatouée sur une phalange de sa main droite. Il se réoriente vers l'informatique et passe tout son temps libre, à partir de 2006, à militer dans l'opposition libérale. La politique est son autre passion.
Quand la révolution éclate, en janvier 2011, Albert campe littéralement place Tahrir. Il est de toutes les manifestations et tous les groupuscules, se radicalise au fur et à mesure contre ses deux hantises : le régime militaire et l'emprise des islamistes. Les opposants institutionnels le déçoivent. La Sécurité d'Etat s'intéresse à lui et il échappe de peu à une arrestation le 25 janvier. Comme tant d'autres, il crée une page Facebook, qui devient un forum pour la poignée d'anarchistes et d'athées se reconnaissant dans ses idées.
"Dieu n'est qu'un dictateur de plus"
Pour lui, "Dieu n'est qu'un dictateur de plus". Il a conscience de s'attaquer à un tabou : "En Egypte, la religion est sacrée. Je me moque, je montre les incohérences, je parle de Darwin et des faits historiques. Mais je n'ai jamais insulté les religions, ça non !" Il a entendu parler de L'Innocence des musulmans, mais assure n'avoir jamais mis en ligne la vidéo, qu'il juge "ridicule".
Il s'étonne donc lorsqu'il commence à recevoir des coups de téléphone d'insultes à partir du 12 septembre. "J'ai appris que des salafistes avaient mis en ligne mon nom, mon adresse et mon numéro, ajoutant que j'avais insulté le prophète Mahomet. Ils cherchaient un bouc émissaire pour que les gens se défoulent. Alors ils me sont tombés dessus parce qu'ils m'avaient dans le collimateur." Rapidement, une petite manifestation se forme sous sa fenêtre. Le lendemain, la foule est plus nombreuse et veut le lyncher. Sa mère appelle le commissariat. Mais quand la police arrive, elle défonce la porte de l'appartement, fouille la chambre d'Albert, l'arrête et l'emmène encadré de six policiers, qui ont du mal à le soustraire à la foule vociférante.
Au commissariat, le jeune homme est battu, puis jeté en pâture aux autres prisonniers, dont un lui lacère le cou avec une lame de rasoir. Terrorisé, Albert signe le procès-verbal d'aveux qu'on lui présente, de peur d'être livré à la foule, venue autour du commissariat.
Le lendemain, il est présenté au procureur général adjoint, Charif Chaarawi, qui ne lui pose aucune question sur sa blessure, mais beaucoup sur son point de vue sur l'islam, le Prophète et les autres religions révélées. "C'était une enquête religieuse, pas une enquête de justice." Quand un des trois avocats d'Albert proteste, il est jeté hors du tribunal. Le procès s'ouvre fin septembre, sans que la famille ni les avocats d'Albert Saber soient prévenus. Les audiences, tenues épisodiquement, se déroulent dans une ambiance détestable : des avocats islamistes, venus y assister, appellent à la peine de mort, des femmes en niqab sont amenées, le personnel du tribunal le traite comme le pire criminel.
La mère de Saber a perdu emploi et appartement
La vie de la famille est détruite. Karimane a perdu son emploi et son appartement, ainsi que les affaires qui y sont, le propriétaire ayant engagé une procédure d'expulsion. Elle ne peut plus remettre les pieds dans son quartier, où même le prêtre a condamné son fils.
Plus encore que la loi, c'est la société qui est intolérante. Albert Saber a été condamné en vertu de l'article 98 du Code pénal, qui punit la diffusion de "pensées extrémistes" et l'"incitation à la sédition" de six mois à cinq ans de prison. Le texte est suffisamment vague pour que chaque juge l'interprète comme bon lui semble. Ainsi, le célèbre acteur Adel Imam, condamné pour "insulte à l'islam ", a été relaxé en appel récemment. Mais depuis la révolution, plusieurs coptes ont été condamnés en province à des peines fermes sur simple dénonciation.
Dans le projet de nouvelle Constitution, rédigé par les islamistes et soumis à référendum samedi 22 décembre, "l'insulte aux prophètes" est strictement prohibée. Et Albert risquera une peine beaucoup plus lourde : "La liberté vaut qu'on se sacrifie pour elle", rétorque-t-il. Sa mère, elle, continue de croire en Dieu mais en veut aux "hommes de religion, qui divisent et dénoncent au lieu de pardonner et de consoler".