Tribune
|
Publié le 4 Septembre 2013

Intervenir en Syrie, le devoir et l'honneur de la France

Par Bruno Tertrais

 

Bruno Tertrais, politologue*, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, pointe les trois raisons justifiant une opération militaire contre le régime de Bachar el-Assad.

 

Pour toute personne de bonne foi, la synthèse de renseignements sur les armes chimiques syriennes publiée par le gouvernement français lundi 2 septembre devrait être convaincante. Même Bachar el-Assad, dans l'entretien qu'il a accordé au Figaro (notre édition du mardi 3 septembre), ne défend plus la thèse d'un emploi de telles armes par la rébellion - alors que ses alliés russes distillent encore fausses rumeurs et intoxications sur cette hypothèse. La parole de la France est d'autant plus crédible que ses services de renseignement sont généralement prudents sur ces questions, comme on l'avait vu à propos de l'Irak il y a dix ans.

Le débat doit donc se focaliser désormais sur le seul terrain qui vaille: faut-il intervenir militairement contre le régime syrien? Trois raisons commandent à la France d'agir.

 

D'abord, parce que ne pas agir reviendrait à accepter, au XXIe siècle, qu'un pays puisse gazer sa propre population. Ce crime dépasse en horreur bien de ceux que le régime syrien - qui pourtant s'y connaît - a commis depuis qu'il a pris les armes contre ce qui était au départ une révolte pacifique. Ne rien faire face à ce que l'on a appelé une «ligne rouge», ce serait donner un véritable «feu vert» à tous les dictateurs de la terre pour de pareilles atrocités. Et pourquoi pas l'arme biologique demain?

 

Il s'agit d'établir un mécanisme de dissuasion: la Syrie, et tout autre État doivent savoir que l'emploi d'armes chimiques ou biologiques, qui ne sont que des moyens de meurtre de masse (leur valeur militaire est faible, leurs effets, incontrôlables), ne peut rester impuni. Ce n'est pas par hasard que ces armes font l'objet de conventions internationales d'interdiction, en 1972 pour les armes biologiques et 1993 pour les armes chimiques.

 

Ensuite, parce que c'est l'ensemble du régime de non-prolifération qui serait mis en cause. Comment, par exemple, espérer convaincre l'Iran ou la Corée du Nord de notre détermination face à leurs efforts nucléaires si nous ne bougeons pas après avoir répété à l'envi que l'emploi d'armes chimiques serait «inacceptable»? (Ironie de l'histoire: c'est en partie à cause du lourd tribut payé par Téhéran face aux armes chimiques irakiennes, et de la passivité de la communauté internationale à l'époque que l'Iran avait lancé son programme nucléaire dans les années 1980…). Les pays occidentaux seraient perçus comme irrémédiablement faibles et ayant abdiqué toute responsabilité dans le maintien de l'ordre international. Quelle aubaine pour toutes les forces qui s'opposent à nos intérêts ou à nos valeurs!

 

Enfin, parce que ce sont bel et bien nos intérêts nationaux qui sont en jeu. En tant que membre permanent du Conseil de sécurité, la France a des responsabilités particulières dans le maintien de la paix et de la sécurité internationales. Après le dernier massacre à l'arme chimique recensé - celui des Kurdes de Halabja en 1988 -, notre pays avait pris l'heureuse initiative de convoquer à Paris une conférence devant mener à l'interdiction totale de ces armes ; elle avait débouché sur la Convention de 1993. Et pour des raisons géographiques, stratégiques et historiques, la France ne saurait se désintéresser de ce qui se passe aujourd'hui au Proche-Orient.

 

Face à ces impératifs, les objections ne sont guère recevables.

 

Il ne s'agit ni d'entrer en guerre contre la Syrie ni de soutenir des forces djihadistes ; au contraire, notre passivité risquerait de renforcer encore un peu plus ces dernières. Quid des risques? Les rodomontades de M. Assad ne doivent pas être trop prises au sérieux: chaque fois qu'Israël a frappé son territoire (en 2007 en détruisant un réacteur nucléaire, en 2012 et 2013 pour éviter le transfert d'armes lourdes au Hezbollah), celui-ci s'est abstenu «de riposter.

 

Car il sait très bien qu'il n'a rien à gagner à une confrontation militaire avec plus fort que lui. Il importe, bien sûr, de réfléchir au «jour d'après» et de prévoir notre réaction en cas d'escalade: il faudra, à ce sujet, adresser les messages appropriés au régime syrien.

 

La question du cadre juridique n'est pas secondaire. Mais l'absence de consensus au Conseil de sécurité ne doit pas être le prétexte de l'inaction. Comme nous l'écrivions dans ces colonnes il y a quelque temps («ONU: que faire du droit de veto?», 14 février 2012), accepter que les résolutions du Conseil soient l'alpha et l'oméga de toute action militaire hors légitime défense, c'est accepter que le sort des populations civiles soit l'otage des oligarchies russe et chinoise. Une frappe limitée et proportionnée ne serait pas «illégale».

 

La Charte de l'ONU n'interdit pas une action militaire hors mandat. Le droit, c'est aussi la coutume: or, dans ce domaine, même si l'on peut le regretter, l'autorisation explicite du Conseil de sécurité reste l'exception et non la règle. Ce qui s'est passé à Damas le 21 août ressort du crime contre l'humanité: une grande partie de l'édifice juridique construit depuis 1945 consiste justement à stigmatiser et à prévenir de tels crimes.

 

Quant à l'idée selon laquelle nous risquons de «déstabiliser» la région, elle prêterait à sourire si les enjeux n'étaient pas aussi graves. Chacun aura pu constater que le Proche-Orient était actuellement un havre de paix et de tranquillité. M. Assad évoque un «baril de poudre». Il parle d'or: c'est lui qui a allumé la mèche.

 

Souhaitons que le débat politique d'aujourd'hui soit à la hauteur des enjeux. Deux de nos anciens ministres des Affaires étrangères les plus respectés, Alain Juppé et Hubert Védrine, peu connus pour être des va-t-en-guerre animés par une quelconque idéologie «droits-de-l'hommiste», l'ont bien dit: ne pas agir serait la pire des solutions. Intervenir en Syrie, c'est le devoir, mais aussi l'honneur de la France.

 

* A également été membre des commissions du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale nommées par les présidents Sarkozy (2007) et Hollande (2012).