Tribune
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Publié le 13 Novembre 2013

La circoncision et le Conseil de l’Europe, l’enjeu du huitième jour

Par David Meyer, rabbin, et Jean-Pierre Sonnet, jésuite,

 

De nombreuses voix juives se font entendre depuis la résolution du Conseil de l’Europe du 2 octobre dernier, qui définit la circoncision des garçons pour motifs religieux comme une « violation de (leur) intégrité physique ». Parler ainsi, disent les intervenants juifs, est faire preuve d’une amnésie profonde, indigne de l’Europe. De leur côté, des théologiens catholiques ont introduit une demande auprès du pape Benoît XVI – qu’ils transmettront au pape François – afin que soit rétablie la fête de la Circoncision du Seigneur le 1er  janvier (1). Les deux combats sont liés.

La démarche des théologiens catholiques vise à réparer ce qu’ils estiment être un faux pas liturgique : l’abolition de la fête de la Circoncision, décidée peu avant le concile Vatican II. D’origine orientale, attestée en Occident dès le VIe  siècle, cette fête prolongeait la mémoire des évangiles : « Quand huit jours furent accomplis, il fut circoncis et on lui donna le nom de Jésus, celui que l’ange avait indiqué avant sa conception » (Lc 2, 21). La mémoire de la circoncision va de pair avec celle du nom de Jésus – dans le judaïsme, c’est le huitième jour que l’enfant reçoit son nom. Puisque la naissance de Jésus est célébrée le 25 décembre, le huitième jour est donc le 1er  janvier. Or, plus aucun calendrier liturgique latin de rite romain ne fait référence, le 1er jour de l’an, à la circoncision. Pourquoi la fête a-t-elle été supprimée ? Parce qu’à Rome le 1er  janvier était associé à la fête de « Marie, Mère de Dieu » ; la piété mariale semble donc l’avoir emporté sur le mystère du Christ. Certains ne manquent pas d’ajouter : le 1er  janvier est, et de toute façon, un jour trop chargé : outre la fête mariale, il est devenu la Journée mondiale de prière pour la paix et il est bien sûr le lendemain de la veille : qui aura l’esprit disponible après le réveillon pour faire mémoire de tant de mystères ? Nos théologiens ne se laissent pas démonter : Jésus, a dit un document du Saint-Siège, « était juif et l’est toujours resté » ; il est entré dans l’alliance de Dieu avec son peuple le jour où tous les fils d’Israël y sont entrés : le huitième jour. En occultant la mémoire de la circoncision, l’Église latine et romaine (la fête est toujours présente dans l’Église orthodoxe et dans les Églises catholiques d’autres rites) fait preuve d’amnésie sur des points essentiels du mystère du Christ. Attachés à la mémoire du huitième jour, nos théologiens rejoignent le combat de la partie juive.

 

Car du côté juif aussi tout se joue dans la référence au huitième jour. L’islam a certes partie liée avec la défense de la circoncision religieuse, mais la circoncision s’y pratique lorsque le garçon a grandi, en général peu avant la puberté. Face aux ukases européens, il sera donc loisible aux Musulmans de faire jouer le registre du libre choix à l’âge de raison (à défaut de la majorité légale). La circoncision juive, quant à elle, se pratique à l’âge où l’enfant ne peut marquer son assentiment. Circoncire le garçon en bas âge, soutient le Conseil de l’Europe, c’est profiter de son incapacité à se prononcer. Seule une personne majeure peut décider d’inscrire une telle marque – indélébile – sur son corps. Penser ainsi, c’est toutefois faire du libre choix le critère exclusif de l’expérience humaine, et c’est entretenir une vision abstraite de celle-ci. La vision du judaïsme est quant à elle attentive à la dimension concrète des choses. L’homme n’est pas seulement libre détermination de soi par soi ; il est aussi héritage et mémoire d’un héritage. C’est à partir de son insertion dans une généalogie et dans une culture, notamment religieuse, qu’il peut être lui-même, jusque dans ses choix les plus personnels.

 

Même son de cloche du côté des théologiens catholiques : faire l’impasse sur le rituel du huitième jour, c’est ignorer ce à partir de quoi Jésus a été celui qu’il a été, dans son identité la plus personnelle, lui qui est venu « non point abolir, mais accomplir » (Mt 5, 17). L’entrée de Jésus par la circoncision dans l’alliance avec le Dieu de ses pères signifie certes son inscription dans une contingence forte – qui lui marque le corps –, mais c’est aussi là une contingence généreuse, grâce à laquelle il a pu être qui il a été.

 

Qu’une chose soit claire : une mère juive et un père juif ne se déroberont pas à la responsabilité de la circoncision, qui redouble celle de la conception et de la mise au monde, et qui annonce celle de l’éducation. Nulle notion abstraite ne pourra se substituer à la responsabilité concrète qu’éprouvent un père et une mère devant ceux qu’ils mettent au monde. Si la résolution du Conseil de l’Europe entre en vigueur dans des lois nationales, les juifs entreront, eux, en résistance. Les « sages » de l’Europe feront-ils alors baisser leurs pantalons aux enfants juifs ? Cela rappellerait de sinistres précédents. Restera alors le choix de l’exil.

 

Le 2 septembre dernier, à l’occasion du Nouvel An juif, le pape François s’est entretenu avec le président du Congrès juif mondial, Ronald S. Lauder. Ils ont décidé de faire cause commune contre les politiques qui cherchent à restreindre des pratiques religieuses séculaires – à commencer par la circoncision. Car le rituel du huitième jour est de ceux qui font que les enfants de ce monde soient des enfants accueillis dans ce monde.

 

Note :

(1) Le texte complet de cette lettre figure dans l’ouvrage La Circoncision. Parcours biblique, Régis Burnet et Didier Luciani (Éd.), Bruxelles, Lessius, 2013.