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« sérénité », « plénitude »
Certains, comme Sœur Marie-Claire Berthelin, la nomment « sérénité », d’autres « plénitude ». Aujourd’hui, accompagnateurs spirituels comme psychothérapeutes attestent combien la recherche d’une paix profonde est une quête largement partagée. « Si la paix n’est que la satisfaction des biens primaires et l’absence d’agression, alors on se contente d’une paix médiocre, explique le F. Luc Mathieu, religieux franciscain. Elle est une tranquillité illusoire et fragile, bien vite rattrapée par la rigueur de la vie. »
Selon la tradition biblique, la paix, c’est le bonheur. Shalom, qui se traduit par « la paix », a la même racine que le terme signifiant « entier ». L’homme en paix est entier, intact, comblé. Heureux, aussi, l’homme juste. « Point de paix pour les méchants », écrit Isaïe (48, 22). « Voyez l’homme juste : il y a une postérité pour l’homme de paix » (Ps 37, 37).
« un espace de liberté à trouver »
« La paix de Dieu est une espérance, avance le P. Jacques Philippe, de la communauté des Béatitudes (1). Elle est un espace de liberté à trouver même dans l’injustice. L’homme peut la goûter jusque dans l’affliction et la souffrance. Si on attend que tout aille bien, sera-t-on jamais en paix ? » « Au cœur même de sa Passion, le Christ était habité par la sérénité », rappelle Sœur Marie-Claire Berthelin.
F. Luc Mathieu poursuit : « Les anges, dans la nuit de Noël, chantaient : “Gloire à Dieu dans les Cieux et paix aux hommes qu’Il aime”, en écho à Isaïe, qui avait annoncé ces temps où Dieu ferait la paix avec son peuple, le temps où le messie, le “Prince de la paix”, instaurerait la “Paix sans fin” (Is 9, 5-6). Avec Jésus, la paix trouve son accomplissement. Elle est le fruit du commandement nouveau : “Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés.” »
« Les chrétiens savent que la paix ne sera définitive qu’à la fin des temps, poursuit le F. Luc Mathieu. Néanmoins, dès aujourd’hui ceux qui suivent le Christ peuvent la découvrir. » « La paix du Christ règne dans nos cœurs », écrit ainsi Paul aux Colossiens (3, 15).
« la paix est le résultat de notre choix d’aimer »
Si la paix est possible, comment la trouver ? « Elle est là, offerte. Nous n’avons rien à construire, seulement à nous ouvrir pour la recevoir, dit Sœur Marie-Claire Berthelin. C’est une sérénité qui nous visite. Ou plutôt, elle est enfouie en nous, et elle se révèle. Discrètement. » Pour Maria Biedrawa, engagée au sein de la communauté de l’Arche et ancienne présidente du Mouvement international de la réconciliation (MIR), « la paix est le résultat de notre choix d’aimer. Nous avons tous des blessures en nous, mais nous pouvons refuser qu’elles nous rendent amers. Pour cela, nous avons besoin de regards aimants. »
Le premier regard aimant est celui de Dieu. La paix est alors l’aboutissement d’un chemin de guérison. Reconnaissance des faiblesses humaines devant Dieu et devant les hommes. Consentement à ses fragilités, acceptation de soi-même. « Dieu est fou de nous aimer. Mais j’ai découvert il y a dix-sept ans que j’étais précieuse à ses yeux », raconte Sœur Marie-Claire Berthelin.
Une découverte que certaines personnes font au moment de leur mort. Le P. Jean-Miguel Garrigues, dominicain (2), qui témoigne de son expérience dans l’accompagnement des personnes en fin de vie, décrit des hommes et des femmes en révolte : en attente d’un pardon – à donner ou à recevoir, à soi-même ou bien à un proche –, ils trouvent un ultime soulagement. Parfois, celui-ci survient dans le dernier souffle : on peut le voir, comme une profonde détente, envahir le visage de celui qui vient de mourir.
Une vocation pour le monde
La paix intérieure, enfin, implique une vocation pour le monde. Selon le F. Roger Schutz (3), fondateur de la communauté de Taizé, la plus belle mission de l’Église consiste à « apporter la guérison du cœur », par la « compassion », le « pardon » et l’attention « à aimer et comprendre le mystère de tout humain ». « Quel sens aurait-elle si elle restait enfermée en nous ? Ne risquerait-elle pas d’étouffer ? », s’interroge Maria Biedrawa, qui a été marquée
par la réaction de Jean Vanier au soir de l’attentat du World Trade Center, le 11 septembre 2001 : « Il a demandé d’arrêter de prier pour la paix », dit-elle, scrutant la surprise dans les yeux de celui qui l’écoute. « Jean Vanier voulait plutôt que nous priions pour que Dieu nous aide à devenir des artisans de paix. Le monde a besoin d’hommes et de femmes en paix. » Des « prophètes de paix », qui sachent « faire naître la liberté dans les cœurs des opprimés : la liberté d’œuvrer pour la paix, d’aimer la vérité, de ne pas être gouvernés par la peur et la haine – la liberté d’être eux-mêmes. » (4)
« Une vigilance de chaque instant »
Liliane Apotheker (photo), 57 ans, juive, membre du comité d’honneur de l’Amitié judéo-chrétienne de France (AJCF)
« Pour moi, Shabbat représente souvent un moment de paix, lorsque je me retrouve avec les miens, ou lorsque je prie à la synagogue avec ma communauté. Ces prières du vendredi soir me font du bien, elles sont un lien direct avec notre tradition. La paix ne peut pas être permanente, elle est constituée de ces moments, de ces lieux de ressourcement qui restaurent nos forces avant de retourner au “combat”. Afin d’être capable de se retrousser les manches.
La paix est inquiète, elle s’accompagne d’une vigilance de chaque instant, d’une préoccupation pour l’état du monde. Comme toute juive, je suis profondément préoccupée par la Shoah. C’est un événement d’une telle nature qu’il devrait tous nous pousser à veiller. Début décembre, je me suis rendue en Hongrie, et j’étais désemparée par l’extravagance des propos antisémites tenus par certains députés. Dans ce pays, on ne parle pas de la Shoah.
comment vivrons-nous ensemble demain ?
Pour nous, juifs, avoir le sentiment de porter seuls la Shoah est une souffrance. Le deuil est impossible aujourd’hui, et on entend trop facilement dire qu’on en aurait “assez” parlé… Non ! on n’en a pas assez parlé ; il ne s’agit pas d’en parler pour nous cantonner à notre position de victime, mais plutôt pour que l’on s’interroge : comment vivrons-nous ensemble demain ? Cette question est empreinte d’une anxiété existentielle, héritée de la connaissance de ce qui peut arriver dans un monde où le dialogue n’existe pas : comme Caïn et Abel, on finit par se tuer. A cet égard, j’ai découvert dans le dialogue judéo-chrétien une merveilleuse réponse.
Je crois que le peuple juif sait dans sa chair qu’à tous moments, le pire est possible. Mais en même temps, il sait que cela ne doit pas l’empêcher de vivre. “C’est la vie et la mort que j’ai mises devant vous, c’est la bénédiction et la malédiction. Tu choisiras la vie pour que tu vives, toi et ta descendance en aimant le Seigneur ton Dieu, en écoutant sa voix et en t’attachant à lui” (Dt 30, 19-20). Une conscience du pire, et le choix de vivre quand même : c’est peut-être cela, la paix intérieure. »
« L’espérance me porte dans ma révolte »
Ami Karim, 36 ans, slameur, partagé entre la foi chrétienne et l’islam
« J’aimerais être serein. Mais, dans le monde où nous vivons, j’ai l’impression que ce n’est pas possible. Sauf à vivre en dehors de la société ou replié sur son monde à soi. Je n’ai pas la paix, parce que tout me révolte. Pour autant, je ne suis pas aigri ; la révolte, c’est quelque chose qui me fait avancer, c’est ce qui me pousse à écrire. Tout jeune, j’ai vu des proches mourir. Des amis, un cousin, un oncle. Des morts violentes, liées à la drogue ou au sida, des suicides.
Prendre une feuille pour écrire a été le moyen de trouver quelqu’un avec qui parler. Quand tu es gamin, on ne t’explique pas forcément que le gars est mort de trois balles – mais tu le comprends tout seul. Dans ce que j’écris, un thème revient toujours : le mépris. L’insupportable mépris. J’ai eu des amies qui étaient caissières, leur vie m’a brisé le cœur : tout ce qu’elles subissent comme mépris, ces gens qui déversent sur elles leur frustration… Un jour, j’ai entendu une dame dire à sa fille : “Tu vois ma chérie, si tu ne travailles pas à l’école, tu finiras comme ça” … “Ça” ?!!
Mes parents m’ont enseigné l’empathie
Ce sont mes parents qui m’ont enseigné l’empathie et m’ont appris à ne jamais rester indifférent. Tous les deux, ils se sont engagés très tôt dans le mouvement ATD Quart Monde. Je crois qu’ils ont trouvé la paix dans ce travail auprès des pauvres et en choisissant du même coup de vivre sobrement. Un jour, j’ai demandé à ma mère : “Comment fais-tu pour t’investir autant pour une œuvre dont tu sais qu’elle n’aboutira jamais ?” Elle m’a répondu que son seul souci était qu’on prenne sa place lorsqu’elle raccrocherait…
Je suis très fier de mes parents aussi parce qu’ils ont réussi à vivre ensemble, maman étant chrétienne et papa musulman. Pour moi, croire en Dieu est essentiel. C’est ce qui m’a permis d’accepter la mort de ceux que j’ai connus. Je ne suis peut-être pas en paix, mais rassuré : j’ai le droit de continuer à vivre tant que ça dure : je les reverrai un jour. Cette espérance me porte aussi dans ma révolte. Il n’y a pas de révolte sans espoir. Sinon, on se résigne. Si on se révolte, c’est parce qu’on croit que le monde peut changer. »
« Un chemin de vérité »
Georges-Emmanuel Hourant, 52 ans, chrétien orthodoxe, psychothérapeute et animateur des Ateliers de l’être au centre spirituel du Hautmont (Nord)
« J’ai été agressé sexuellement lorsque j’étais enfant. Une telle agression crée le chaos. Pour un enfant, ce mal est impensable, la seule façon de ne pas devenir fou est de l’enterrer. Comme beaucoup d’enfants, je n’en ai parlé à personne. Et j’ai vécu pendant vingt ans comme si ce n’était pas moi qui l’avais subi.
Le chemin vers la paix est un chemin de vérité : il faut apprendre à nommer les choses, à les regarder telles qu’elles sont. C’est un retournement vers soi, en fait le début d’une vie intérieure. On finit par découvrir Dieu – qu’il soit nommé ou non. Cette vie intérieure, je l’ai vécue d’abord dans le bouddhisme et la méditation zen. Avant de rencontrer le Christ qui m’attirait lorsque j’étais enfant, et dont cette blessure m’avait coupé.
Une fausse paix nous menace
Une fausse paix nous menace, une construction illusoire faite de nombreuses compensations. Avant de prendre ce chemin de vérité, j’ai vécu pendant des années comme un trou noir qui me prenait toute mon énergie. Comme je n’avais aucune confiance en moi, je vivais dans l’angoisse, et l’autre me semblait toujours menaçant. Je m’étais lancé dans une quête éperdue de bien-être et de succès professionnels, qui alimentaient une “paix” toujours avide de nouveaux objets sur lesquels s’accrocher.
Ce n’est pas simple d’arrêter de se mentir. Précisément parce que le mensonge s’est construit pour nous éviter de souffrir. Le chemin vers la paix consiste alors en une descente en soi. Moi, je l’ai vécue en écrivant et en suivant une psychothérapie. Cette descente prend du temps. Elle permet de revivre les événements, ses émotions, afin de réintégrer ce qui a été caché en nous – pour moi, c’est ma capacité à aimer qui était morte. Contre cette descente, notre ego lutte de toutes ses forces. Puis il s’effondre. Le jour où il s’est effondré, j’ai senti que Dieu pardonnait en moi. »
Adrien Bail
Notes :
(1) Auteur de Recherche la paix et poursuis-la. Petit traité sur la paix du cœur (Éd. Béatitudes, 1991).
(2) À l’Heure de notre mort. Accueillir la vie éternelle (L’Emmanuel, 2002).
(3) Extrait de sa lettre inachevée, écrite le jour de son assassinat, le 16 août 2005.
(4) Jean Vanier, Recherche la paix (Éd. du Livre ouvert, 2003).