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Nous sommes alors au printemps de l’année 1896. Alfred Dreyfus, qui a été condamné à la fin de l’année 1894, est emprisonné à l’île du Diable depuis deux ans déjà, mais, en écrivant son article, Zola ne songe pas au sort de Dreyfus. Bien qu’il ait été scandalisé par les manifestations de haine auxquelles a donné lieu la dégradation publique d’Alfred Dreyfus dans la cour de l’École militaire, en janvier 1895, il ignore tout des circonstances du procès et il n’imagine pas que l’on ait condamné un innocent. Cette révélation, il l’aura bien plus tard, en novembre 1897, lorsque le vice-Président du Sénat, Scheurer-Kestner ouvrira devant lui le dossier de ce qui deviendra « l’affaire Dreyfus », divisant la France en deux camps opposés.
Ce sont les informations apportées par Scheurer-Kestner qui lui permettront, à partir du 25 novembre 1897, de s’engager dans la bataille dreyfusarde et de publier, quelques semaines plus tard, son « J’accuse » dans L’Aurore, le 13 janvier 1898. Mais en parlant « pour les Juifs », en ce mois de mai 1896, il écrit déjà une première version de « J’accuse », en quelque sorte, puisqu’en s’en prenant à Édouard Drumont, il désigne le véritable responsable du climat de haine antisémite qui s’est installé en France.
Zola a toujours été guidé par un esprit de méthode. Il a besoin d’envisager une question sous sa forme générale pour la faire exister dans ses caractéristiques particulières. C’est ainsi qu’il procède en tant que romancier. Sa réflexion sur « la question sociale », en 1884, l’a conduit à l’écriture de Germinal. Son étude de « la question juive », en 1890, l’a mené vers la rédaction de L’Argent. Zola n’applique pas dans son œuvre une philosophie a priori, un « naturalisme » dont les principes auraient été formulés une fois pour toutes ; mais il la laisse suivre une progression logique dont l’exigence naturaliste ne fournit qu’un schéma directeur. Par le biais des figures de l’imaginaire, son œuvre met en place les éléments d’une pensée du réel qui s’élabore année après année, d’une manière « expérimentale ». Grâce aux scénarios qu’elle le force à construire, elle lui enseigne la complexité des mécanismes sociaux. L’exercice de la fiction pousse à une remise en cause des stéréotypes.
Qu’on relise l’article « Pour les Juifs », publié dans Le Figaro, le 16 mai 1896. La mise en ligne des journaux du XIXe siècle sur Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France, permet même, aujourd’hui, de retrouver cette première page du Figarotelle que l’ont découverte les contemporains de Zola. Pour penser la situation qui se présente devant lui, l’auteur des Rougon-Macquart utilise ses mots de romancier. Il analyse le développement de l’antisémitisme comme un retour à « la bête humaine », à une barbarie primitive qui ramènerait l’humanité à une époque d’avant la civilisation : « Au cours des siècles, l’histoire des peuples n’est qu’une leçon de mutuelle tolérance, si bien que le rêve final sera de les ramener tous à l’universelle fraternité, de les noyer tous dans une commune tendresse, pour les sauver tous le plus possible de la commune douleur. Et, de notre temps, se haïr et se mordre, parce qu’on n’a pas le crâne absolument construit de même, commence à être la plus monstrueuse des folies. »
Cette réflexion conduit Zola à évoquer l’enquête qu’il a menée autrefois sur les milieux de la Bourse pour écrire L’Argent. Il s’appuie sur ce dossier qu’il connaît bien pour étayer sa démonstration. Certains commentateurs reprochent aujourd’hui à L’Argentd’être tombé dans le piège de l’antisémitisme. Le reproche est injuste. Le roman décrit l’opposition entre catholiques et juifs, Zola met en scène une parole antisémite. Mais il ne lui accorde aucune légitimité ; il dénonce, au contraire, son absurdité. Sa démarche ici est comparable à celle qu’accomplira, un peu plus tard, Bernard Lazare dans son ouvrage d’histoire et de sociologie, « L’Antisémitisme. Son histoire et ses causes », publié en 1894. D’ailleurs, s’il fallait trouver un argument montrant que l’argent ne cède pas à l’antisémitisme, c’est bien dans l’article « Pour les Juifs » qu’on pourrait le trouver, puisque Zola utilise précisément son enquête antérieure pour dénoncer la pensée de Drumont.
Un mot, cependant, manquait à Zola lorsqu’il a écrit L’Argent, celui d’« antisémitisme » ; et c’est ce qui explique peut-être certaines lacunes du roman. Ce mot n’était pas à sa disposition. Absents des dictionnaires au début des années 1880, les termes « antisémite » et « antisémitisme » s’installent progressivement dans la langue française au cours de la décennie 1880-1890. Cette introduction s’accomplit en deux temps. Un seul mot, d’abord, est disponible, l’adjectif « antisémitique ». Dans La France juive, on le trouve écrit sous la forme « antisémitique », à côté de « sémite » ou « sémitique ». Puis l’adjectif « antisémite » et le nom qui en est dérivé, « antisémitisme », se mettent en place en conduisant à l’effacement de l’adjectif « antisémitique », devenu obsolète. Le système lexical se fixe définitivement à partir de 1892, l’année même où Drumont lance La Libre Parole.
Avec l’apparition de ces nouveaux termes, les conditions du débat intellectuel changent radicalement. L’ancienne « question juive », qu’exposait L’Argent, cède la place au problème, plus grave, de l’« antisémitisme ».
Le grand mérite de Zola est d’avoir compris ce qu’impliquait cette notion nouvelle que venait d’accueillir la langue française. En plaidant « pour les Juifs », en mai 1896, il s’avance seul sur le devant de la scène médiatique, s’opposant à la plupart de ses contemporains, bravant leur hostilité, porteur d’une pensée prophétique qui aboutira à l’écriture de « J’accuse » : « Désarmons nos haines, écrit-il en terminant son article, aimons-nous dans nos villes, aimons-nous pardessus les frontières, travaillons à fondre les races en une seule famille, enfin heureuse !Et mettons qu’il faudra des mille ans, mais croyons quand même à la réalisation finale de l’amour, pour commencer du moins à nous aimer aujourd’hui autant que la misère des temps actuels nous le permettra. Et laissons les fous, et laissons les méchants retourner à la barbarie des forêts, ceux qui s’imaginent faire de la justice à coups de couteau. »
Ces paroles n’ont rien perdu de leur actualité, aujourd’hui. Nous pouvons les méditer à la lumière d’une affaire Dreyfus que nous connaissons de mieux en mieux grâce aux multiples travaux historiques qui ont paru au cours de ces quinze dernières années.
Ces travaux ont été favorisés par les différentes commémorations qui se sont succédé en peu de temps : celle du centenaire du procès d’Alfred Dreyfus, en 1994 ; celle de la publication de « J’accuse », en 1998 ; celle de la réhabilitation de Dreyfus, en 2006, suivie par celle de la panthéonisation de Zola, en 2008.
Que les leçons de l’affaire Dreyfus nous accompagnent aujourd’hui et nourrissent notre combat contre toutes les formes de l’antisémitisme, cela constitue une évidence. Le texte de « J’accuse » peut être considéré, à juste titre, comme « un moment de la conscience humaine » – pour reprendre l’expression employée par Anatole France au cimetière Montmartre, lorsqu’il a parlé devant la tombe de Zola, le 5 octobre 1902.
Dans cette longue marche vers la vérité, le plaidoyer « pour les Juifs » représentait une étape essentielle.