Tribune
|
Publié le 1 Février 2012

Le triomphe de la banalisation de l’antisémitisme en Europe

Article publié dans l’édition du Monde de ce mercredi 1er février 2012

Il y a un peu plus de soixante-dix ans (20 janvier 1942), les fonctionnaires allemands se réunissaient dans un centre de conférence sur les rives du lac Wannsee juste à côté de Berlin. Ils y discutèrent, prirents des notes et mirent au point des mécanismes détaillés pour exterminer les Juifs d'Europe. La Shoah par balles avait déjà commencé en Europe de l'Est, alors que la Werhmacht roulait à travers la Pologne, les Etats baltes, la Biélorussie, la Russie et l'Ukraine, où la plus infâme des tueries à coups de pistolets, fusils et mitraillettes avait ravagé la ville de Kiev, dans le grand ravin de Babi Yar.

 

Seulement, bien des soldats allemands n'aimaient pas tuer les Juifs et le processus demandait trop de temps et trop de balles. C'est alors qu'au bord du lac Wannsee l'idée d'exterminer la communauté juive européenne est devenue industrielle, mettant toutes les ressources de l'Etat allemand, ses compétences en ingénierie, produits chimiques et transport, au service d'un génocide d'une portée historique inégalée.

 

Quand elle vit la tête de fonctionnaire médiocre et presque chauve d'Adolf Eichmann lors de son procès vingt ans plus tard, Hannah Arendt parla de la "banalité du mal". Le grand antisémite était juste une personne comme une autre. Heureusement, les Juifs ne sont plus aujourd'hui accablés par des atrocités d'une telle ampleur et seront protégés de l'extermination de leur peuple aussi longtemps qu'Israël existera.

 

Pourtant, le problème de l'antisémitisme n'a pas été éradiqué. L'Europe est passée de la banalité du mal à la banalisation de l'antisémitisme. Il est de nos jours possible de célébrer l'hitlérisme, de minimiser l'importance de l'Holocauste ou bien de faire des remarques sur les Juifs que l'on n'oserait jamais prononcer a l'égard des Musulmans ou des Afro-antillais en Europe.

 

En Angleterre, deux stars du football font face à des accusations de la police pour avoir tenu des propos racistes vis-à-vis d'adversaires de couleur de peau différente dans l'excitation d'un match. Cependant, aucune mesure n'a été prise par les autorités britanniques à l'encontre des deux députés britanniques qui, fin 2011, ont gravement offensé la communauté juive. Le premier, un conservateur de 32 ans, s'est rendu dans les Alpes françaises avec des copains de classe de l'Université d'Oxford pour fêter un enterrement de vie de garçon qui s'est tourné en véritable hommage au nazisme. Le groupe a été surpris en train d'imiter des officiers SS – le célibataire étant vêtu d'un costume SS loué par le député lui-même – et de porter un toast “à l'idéologie du 3e Reich? Plus tard, le groupe s'est même mis à scander « “Mein Führer ! Mein Fuhrer! Mein Fuhrer!?”, “Himmler ! Himmler ! Himmler !?” et “Eichmann ! Eichmann ! Eichmann !? ” ». Cette célébration des architectes de l'Holocauste a eu lieu tout près d'Albertville, là où les juifs français avaient été raflés pour être déportés à Auschwitz.

 

Le second député britannique, cette fois un travailliste âgé de 77 ans, s'est opposé à la nomination d'un des jeunes diplomates les plus talentueux du Royaume-Uni au poste d'ambassadeur en Israël. La raison ? L'ambassadeur est juif. Le député a en effet déclaré à une Commission de la Chambre des communes qu'il était inapproprié pour un Juif d'être ambassadeur en Israël. La Grande-Bretagne a besoin de "quelqu'un avec des racines au Royaume-Uni, qui (ne peut pas) être accusé d'avoir la loyauté juive", a-t-il expliqué.

 

L'automne dernier, des étudiants de l'association des Conservateurs de l'Université d'Oxford – le berceau des futurs premiers ministres tels que David Cameron – ont organisé un événement lors duquel un jeune a chanté cette chanson sur l'air du célèbre chant de Noel Jingle Bells ("Vive le Vent"): "Nous nous précipitons vers le Troisieme Reich/Dans une Mercedes noire/Pour tuer tous les youpins".

 

Puis, en terminant par un "Ra Ta Ta Ta", il imita des tirs de mitraillette fauchant tous les Juifs.

 

Plus tôt dans l'année, à l'Université de St Andrews – où le prince William a rencontré sa future épouse, Kate Middleton – deux étudiants ont fait irruption dans la chambre d'un étudiant juif en échange, originaire de New York. Ils l'ont accusé d'être un "terroriste nazi". L'un deux urina dans son évier et s'essuya les mains sur une bannière de l'Etoile de David que le jeune Américain avait accroché à son mur.

 

Les députés et les étudiants jurent tous qu'ils ne sont pas antisémites. Ils ne vendent pas de poupées en bois au nez-crochu pour se moquer des Juifs, comme l'on en trouvait le mois dernier au marché de Noel de Cracovie en Pologne. Ils ne taguent pas les cimetières ou les monuments juifs avec des croix gammées, comme cela arrive de plus en plus en France, en Pologne ou en Lituanie. Ils ne vont pas aussi loin que le dramaturge et écrivain hongrois, Istvan Csurka, qui a expliqué que les problèmes de la Hongrie provenaient de l'axe "New York-Tel Aviv-Budapest" et qui a publié une photo d'un des présidents de la banque centrale hongroise avec une grande étoile jaune. Ils ne partagent pas non plus les points de vue des élus au parlement européen du Jobbik, du Front National ou du Parti National Britannique (BNP) sur les Juifs et la Shoah.

 

Pourtant, ils contribuent à la dévaluation ou à la minimisation du problème de l'antisémitisme au XXIe siècle. Les Juifs européens ne sont pas confrontés aux mêmes périls que dans les années 1930, bien qu'Israël soit menacé par les pulsions exterminatrices de l'Iran et la conquête des islamistes intégristes du pouvoir en Egypte.

 

La banalisation de l'antisémitisme est aujourd'hui la contribution de l'Europe à l'idéologie d'intolérance et de haine qui s'installe peu à peu dans tous les recoins du monde.