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Le Maroc face à la menace djihadiste
La situation au Mali et la récente prise d'otages en Algérie sur le site gazier d'In Amenas ont remis les djihadistes sur le devant de la scène politique internationale. Ces groupes islamistes armés - nébuleuse liée à Al Qaida au Maghreb islamique (AQMI) - constituent une réelle menace pour une bonne partie de l'Afrique. C'est le cas au Maroc par exemple. D'après Le Monde, le ministère de l'Intérieur marocain aurait tout récemment informé l'agence de presse locale de "la prolifération de réseaux terroristes s'activant dans l'enrôlement de jeunes Marocains imprégnés de la pensée djihadiste (...)" en ajoutant que plusieurs cellules avaient été démantelées, lesquelles avaient pour objectif de former des jeunes au djihad pour aller combattre, au Sahel notamment. Mais le royaume chérifien n'en est pas à sa première menace terroriste. Il a même été très durement éprouvé par des attentats meurtriers en 2003 à Casablanca et en 2011 à Marrakech.
Longtemps le Maroc s'est cru à l'abri de l'islamisme radical. Longtemps on a pensé que l'islam tel qu'il s'y exerce, dans sa version populaire aussi bien qu'institutionnelle, était un rempart contre ce même islamisme qui a ensanglanté l'Algérie des années 1990. Dans l'esprit de ses sectateurs, il fallait rendre son âme musulmane et donc sa véritable identité à une société algérienne qui l'avait perdue, suite au 132 années d'occupation française. Il est vrai que le Maroc n'a pas vécu la colonisation sur la même durée, selon la même forme et avec la même violence que son voisin. Il est vrai aussi qu'il a conservé des structures sociales et religieuses fortes. Pourtant, il n'a pas échappé non plus aux attaques terroristes de groupes islamistes radicaux.
Ainsi, dans la soirée du 16 mai 2003, plusieurs attentats sont perpétrés à Casablanca par de jeunes kamikazes, en différents lieux de la capitale économique marocaine. Bilan : 41 morts et une centaine de blessés. Ces attentats, d'une ampleur jusque-là inédite dans le royaume, ont été ressentis comme un brutal coup de semonce par le pays dans son entier.
Oubliés de tous sauf de...
C'est à partir de cet événement et inspiré par un roman tiré de cette tragédie (1) que Nabil Ayouch a conçu son dernier long métrage "Les Chevaux de Dieu". Ceux-ci y sont incarnés par quatre jeunes gens - Yachine, Hamid et deux de leurs amis - choisis par l'imam Zoubeïr pour accomplir le djihad dans la voie d'Allah. Ces heureux élus sont des laissés-pour-compte vivant dans un immense bidonville (2) de la périphérie de Casablanca, Sidi Moumen. Ils n'en sortiront que pour se préparer à commettre l'irréparable en se faisant exploser. Leurs yeux émerveillés et incrédules découvriront alors les beaux quartiers de la ville, aux antipodes de ce qu'était, jusque-là, leur environnement quotidien.
La vie de rêve ? Pour d'autres, oui, mais plus pour eux. L'imam Zoubeïr et les "frères" de la communauté djihadiste, installés au cœur du bidonville, ne leur font-ils pas miroiter l'espérance d'une vie future meilleure que celle qu'ils mènent dans leur enfer ? Ne leur promettent-ils pas un éternel paradis pour prix de leur engagement, corps et âme, au service de Dieu, contre les mécréants, les prédateurs du peuple et les ennemis de l'islam ? Cette vie promise aux bienheureux, ils en ont un avant-goût dans un coin de campagne paradisiaque, lors de la mise en condition physique et psychologique qui précède la date fatidique du 16 mai. En outre, l'imam Zoubeïr possède l'art de leur parler dans la langue arabe classique, celle du Coran, qui exerce sur eux - analphabètes ne connaissant que le dialecte graveleux de la rue - un pouvoir de persuasion incantatoire par le contenu et la rhétorique qu'elle véhicule.
Yachine et les autres, en proie au doute, sont d'abord réticents. Mais ils finissent peu à peu par se laisser totalement subjuguer, incapables de résister aux techniques d'endoctrinement soigneusement programmées par les "frères". Ceux-ci parviennent d'autant plus facilement à leurs fins qu'ils s'emploient à créer du lien, de la solidarité, en apportant à ces garçons et à leurs familles l'entraide morale et matérielle qui leur fait défaut depuis des années. La machine à fabriquer des martyrs, dont la mortelle efficacité n'est plus à démontrer, est en alors marche.
Au début du film, Yachine et sa bande ne sont encore que des gamins, tantôt rieurs, tantôt graves. Leur vie d'enfants pauvres se passe en matchs de foot furieusement animés, qu'ils disputent contre leurs adversaires du bidonville d'en face. Sur le stade - un terrain vague sordide - on règle ses comptes à coups de chaînes de vélo, de pierres et de bordées d'injures particulièrement salaces. Non loin de là, dans la décharge publique, les plus débrouillards, tel Hamid, font commerce des objets récupérés en exploitant les plus jeunes qui fouillent dans les tas d'immondices. Ayant acquis de la notoriété, certains travaillent pour leurs aînés, lesquels se livrent à un trafic local de drogue.
Plus tard, Yachine (3) et ses copains, devenus adultes, tentent d'oublier leur condition au cours de petites soirées, fumant, buvant, échangeant leurs rêves. Que peuvent-ils espérer, sinon de se bricoler un semblant de vie, privés qu'ils sont de tous les droits, même du droit d'aimer ? Ainsi, Yachine doit-il se contenter de regards furtifs vers la jeune Ghizlane - elle-même jalousement surveillée par son frère - et n'a d'autre consolation que de se dire, comme l'en assure son ami : "au paradis, il y aura mille Ghizlane".
À Sidi Moumen, en dehors d'un misérable boui-boui, sentant le mauvais café, l'alcool et le hachich, nul foyer véritable ou lieu de rencontre susceptible de structurer la vie sociale n'a de présence tangible : des familles décomposées où manque la figure du père ; pas d'école ; des petits boulots au jour le jour ; une police qui rackette et réprime ; une mosquée sans doute, mais invisible... Comme si le seul lien entre les êtres se réduisait à la violence : violence des gestes, des regards, des mots.
Le jeu des comédiens, tous non professionnels, est saisissant de vérité. Nabil Ayouch les définit "comme de beaux témoins inconscients d'une réalité qu'ils portent et qu'ils vivent un peu malgré eux. Ce sont des jeunes des quartiers populaires, certains - les deux rôles principaux - habitent toujours dans le bidonville de Sidi Moumen où je les ai rencontrés... la grande difficulté était bien entendu de trouver les personnalités capables d'incarner mes personnages".
À l'instar de ceux de Luis Buñuel dans Los Olvidados, ces personnages sont aussi des oubliés. Oubliés de tous, sauf de ces barbus qui, en faisant d'eux des "Chevaux de Dieu", leur donnent pour unique raison de vivre la gloire de mourir en martyrs. Par moments, l'œil de la caméra plane au-dessus du bidonville : ces vues du ciel sont-elles à interpréter comme le regard d'un Dieu plongeant sur la misère du monde ? Mais de quel Dieu, s'il lui faut pareils chevaux pour le servir ?
1. Les Étoiles de Sidi Moumen de Mahi Binebine, éd. Flammarion, Paris 2010.
2. C'est à Casablanca que le mot « bidonville » a été employé pour la première fois au début des années 1950, pour désigner les habitations de fortune confectionnées avec des bidons et autres matériaux de récupération par les travailleurs marocains de cette ville alors en expansion.
3. Il s'identifie à son idole Lev Yachine, gardien de but légendaire à l'époque soviétique, dont il porte la photo sur lui.
Pour en savoir plus sur ce film : www.leschevauxdedieu-lefilm.fr