Tribune
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Publié le 14 Novembre 2012

Les nouveaux djihadistes

Par Isabelle Mandraud

 

Soudain, cet automne, leur nom, Ansar Al-Charia, les "Partisans de la charia", est devenu presque familier. Projeté dans l'actualité après les attaques, parfois meurtrières, de plusieurs ambassades américaines dont ils ont été accusés, dans la foulée de la diffusion du film islamophobe, L'Innocence des musulmans.

 

En l'espace de quelques mois, en 2011, dans au moins quatre pays concernés par le "printemps arabe" et des changements de régime, en Tunisie, en Égypte, au Yémen, et en Libye, des groupes, baptisés du même nom, ont surgi, mus par un seul et même objectif : l'instauration d'un État islamique dans les pays libérés de la dictature.

 

Le dernier-né de la famille, apparu au Maroc sous le nom d'Ansar Al-Charia au Maghreb islamique, n'a guère eu le temps de se développer. Huit de ses membres ont été arrêtés par la police marocaine le 5 novembre, moins de quatre mois après sa création, au motif qu'ils s'apprêtaient, selon le ministère de l'Intérieur, à commettre "des actes de sabotage contre des sites stratégiques, des bâtiments sensibles, des sièges des services de sécurité et des sites touristiques dans plusieurs villes marocaines". Au nord du Mali, occupé depuis le printemps par des djihadistes, le groupe Ansar Dine dirigé par le Touareg Iyad Ag Ghali serait lui aussi issu de la même mouvance.

 

Qui sont-ils, ces "partisans de la loi coranique" ? Une "nouvelle tendance émerge dans le monde du djihadisme", comme l'écrit dans la revue Foreign Policy le chercheur américain Aaron Y. Zelin ? Ou bien "une mutation d'Al-Qaida", comme l'affirme l'universitaire Mathieu Guidère, professeur d'islamologie à l'université de Toulouse ?

 

Le doute est né après la découverte, dans les documents récupérés par les forces spéciales américaines à Abbottabad, la dernière demeure au nord du Pakistan d'Oussama Ben Laden où il a été abattu le 2 mai 2011, de mails dans lesquels le chef d'Al-Qaida s'interrogeait sur la pertinence de changer le nom de son organisation. Or dans la longue liste rédigée par l'ancien dirigeant djihadiste figurait Ansar Al-Charia, et même Ansar Dine...

 

Figures locales

 

Les liens entre les Partisans de la charia et la célèbre nébuleuse djihadiste apparaissent pourtant ténus – exception faite d'Ansar Al-Charia au Yémen, où les liens avec Al-Qaida ont été clairement établis dès avril 2011. Ailleurs, la réalité est plus complexe, au moins sur la forme et la méthode.

 

Bien qu'ils poursuivent le même but, et entretiennent des connexions entre eux – ce qu'ils nient –, les différents groupes Ansar Al-Charia sont relativement autonomes et aucune autorité, aucun chef, ne les fédère. Des figures ont certes émergé, mais elles restent locales.

 

En Tunisie, Abou Ayad, 43 ans, de son vrai nom Seifallah Ben Hassine, est devenu le plus médiatique d'entre eux. Ancien cofondateur du groupe tunisien en Afghanistan, il est soupçonné d'avoir participé à la formation des deux faux journalistes tunisiens responsables de la mort du commandant Massoud le 9 septembre 2001.

 

Arrêté en Turquie en 2003, extradé dans son pays natal, il avait été condamné sous le régime de Ben Ali à soixante-trois ans de prison en cumulé avant de bénéficier, comme d'autres, de l'amnistie générale post-révolution de mars 2011.

 

En Égypte, le groupe est lié au cheikh Ahmed Achouch, impliqué dans le mouvement djihadiste depuis les années 1980. Arrêté au début des années 1990, il ne fut libéré qu'après la chute d'Hosni Moubarak. En Libye, Mohamed Al-Zahaoui, 44 ans, emprisonné dans la sinistre prison d'Abou Selim à Tripoli, dirige la branche Ansar Al-Charia de Benghazi, formée après la chute de Mouammar Kadhafi, par des combattants de plusieurs katibas (brigades).

 

Sur place, nombreux sont ceux, parmi les jeunes, qui ne cachent pas leur admiration pour l'homme. "Il est le premier à avoir utilisé un missile Milan, le premier à avoir détruit un char de Kadhafi à Misrata...", nous déclarait mi-septembre Sofiane, un étudiant de 24 ans, pourtant peu attiré par le salafisme. "En dehors de la charia, Ansar ne demande rien, mais ils ont trois choses importantes : des cheikhs, des armes et des jeunes", s'inquiétait alors Abdelkader Kadura, professeur de droit à l'université de Benghazi.

 

Immiscés dans la vie politique

 

Aucun de ces groupes ne raisonne plus selon le modèle cher à Al-Qaida du djihad global. "Ils développent un discours international, mais agissent à l'échelle locale", note Aaron Y. Zelin. "La Tunisie n'est pas une terre de djihad, mais de prédication", ne cesse de répéter le Tunisien Abou Ayad. Libérés de prison, ou revenus d'exil, les "cadres" d'Ansar Al-Charia ont décidé de réinvestir chacun leur pays d'origine, pour y appliquer la loi coranique, aidés, pensaient-ils, par l'arrivée au pouvoir de gouvernements dominés par des islamistes.

 

Partout, les Partisans de la charia se sont en effet immiscés dans la vie politique locale, allant jusqu'à tenir, pour les Tunisiens, un "congrès" à Kairouan, au mois de mai, au cours duquel 5 000 salafistes n'ont pas seulement étrenné leur slogan préféré, "Obama, Obama, nous sommes tous des Oussama !", fait claquer les drapeaux noirs de l'islam radical ou même mimé des scènes de combat sous le regard satisfait d'Abou Ayad. Ils ont aussi affiché un programme comprenant un chapitre sur... le tourisme islamique.

 

Pour vaincre les réticences dont ils sont l'objet dans les populations, les Ansar Al-Charia se sont également attribué un rôle social : au Yémen, ils ont fourni de l'eau, de l'électricité, et assuré la sécurité. En Tunisie, ils ont aidé des familles en difficulté, apportant vivres et gaz jusque dans les villages les plus isolés. À Benghazi, le groupe a assuré avec une redoutable efficacité la sécurité de l'hôpital Al-Jela.

 

Plus ou moins structurés, composés de quelques centaines de personnes, quelques milliers tout au plus, ils attirent de nouveaux sympathisants au gré de leurs actions (manifestations, attaques contre des points de vente d'alcool), mais leur audience auprès des jeunes ne cesse de croître.

 

"Il y a en Tunisie un phénomène de violence juvénile, celle qui cassait dans les stades sous Ben Ali, celle qui est descendue dans la rue pour le chasser du pouvoir, qui s'est embarquée par la mer pour Lampedusa, et qui devient salafiste", observe Fabio Merone, un chercheur italien indépendant installé à Tunis, dont les travaux sont financés par la Fondation Gerda Henkel.

 

"Dans les quartiers populaires, les jeunes, poursuit-il, se socialisent en fréquentant les mosquées et par le zamaktal . Ils n'ont pas la culture du chef, mais indirectement les chefs apparaissent."

 

Clandestinité

 

"Si je vous emmène dans la salle de sport, là, derrière, sur quinze jeunes qui s'entraînent, treize sont salafistes", ironisait récemment Wael, 26 ans, originaire d'une ville pauvre du centre de la Tunisie, avant de redevenir sérieux et d'ajouter farouchement : "Je les suivrai tous, Al-Qaida, comme Ansar Al-Charia."

 

Le 18 septembre, encerclé dans la mosquée El-Fatah, à Tunis, par la police, avant qu'elle ne renonce à l'interpeller, Abou Ayad se montrait sûr de lui : "Vous ne faites pas peur à cette jeunesse, lançait-il. Plus vous leur mettrez la pression, et plus leur idéologie se répandra. Plus vous mettrez la pression, et plus les jeunes non conservateurs, délinquants, marchands d'alcool se tourneront vers cette idéologie..."

 

À la différence d'Al-Qaida, chacun de ces groupes agissait au grand jour, du moins jusqu'ici. Car tout a changé après les attaques des ambassades américaines à Benghazi, à Tunis ou au Caire. Désormais recherché, Abou Ayad est retourné à la clandestinité, ce qui ne l'empêche pas de s'exprimer à travers des vidéos sur Internet.

 

À Benghazi, la katiba Ansar Al-Charia a été chassée par les habitants de la ville et contrainte d'abandonner son QG installé en plein centre. Au Yémen, le groupe a dû renoncer, en juin, au territoire sur lequel il s'était installé dans les gouvernorats d'Abyan et de Shabwa. Ils n'ont pas disparu pour autant.

 

Ces dernières semaines, leurs échanges avec les gouvernements islamistes parvenus au pouvoir en Égypte ou à Tunis, ou contre leurs anciens compagnons de route, se sont durcis. Dans un texte parvenu au Monde, l'ancien djihadiste libyen Abdelhakim Belhadj, condamnait sans ambiguïté les extrémistes "archi-minoritaires" et assurait que la "Libye avancera d'un pas ferme vers la démocratie et la paix civile", tandis qu'à Benghazi, le discours était tout autre.

 

"Attention à l'explosion de colère"

 

"C'est une conspiration contre les jeunes religieux du gouvernement qui jette le soupçon sur nous", se défendait l'un des porte-parole d'Ansar Al-Charia en se présentant sous le nom incomplet d'Omrane Mohamed, sans condamner l'attentat contre le consulat américain. "Message adressé aux oppresseurs : nous avons été patients et nous serons encore patients, mais attention à l'explosion de colère", a prévenu pour sa part Abou Ayad, le 2 novembre, après de nouvelles arrestations de salafistes.

 

En Égypte, les nouveaux djihadistes ont reçu le renfort d'Ayman Al-Zawahiri, le successeur de Ben Laden, qui, dans un message vidéo s'en est récemment pris avec violence au chef du gouvernement, Mohamed Morsi.

 

"Tous les Partisans de la charia ont suivi le même processus, en se présentant d'abord comme des groupes politiques, assure l'islamologue Mathieu Guidère. Leurs "cadres" ont la même origine, ils sont plutôt marqués par la guerre en Irak que par l'Afghanistan, mais pour moi leur hésitation du début, la politisation du mouvement, est en train de prendre fin pour dériver vers des groupes armés." Une évolution qui reste à confirmer, mais qui n'est désormais plus prise à la légère par les nouveaux gouvernements du "printemps arabe".