Tribune
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Publié le 10 Février 2014

Liberté d’expression, dîtes-vous ?

Tribune de Marc Knobel, Chercheur et Directeur des Études du CRIF

 

Les fans de Dieudonné et d’Alain Soral ou les lecteurs de l’hebdomadaire négationniste Rivarol ou du site fasciste F.de souche parlent beaucoup en ce moment de liberté d’expression, lorsque l’on veut appliquer les dispositions pénales en matière de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations. Dans cet article, nous examinons ce qu’il en est de la réglementation des propos racistes et des conventions internationales.

Le dispositif législatif en France

 

De nombreuses lois forment le dispositif français de lutte contre le racisme et l’antisémitisme :

• la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (chapitre IV), première loi sanctionnant les propos publics discriminatoires ;

• la loi n° 72-546 du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme par laquelle un certain nombre d’actes de la vie courante sont érigés en infraction (par exemple, le refus de fournir un bien ou le licenciement pour des raisons raciales) ;

• la loi n° 90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe avec en particulier, création du délit de contestation de crime contre l’humanité ;

• le nouveau Code pénal, entré en application le 1er mars 1994, a créé de nouvelles infractions et renforcé la répression des délits racistes (les personnes morales peuvent être déclarées responsables pénalement) ;

• la loi n°2003-88 du 3 février 2003 visant à aggraver les peines punissant les infractions à caractère raciste, antisémite ou xénophobe ;

• la loi n°2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité précise cette circonstance aggravante quand l’infraction est “précédée, accompagnée ou suivie de propos, écrits, images, objets ou actes” racistes ou antisémites. Pour punir les infractions à caractère raciste, la loi prévoit différentes sanctions pénales allant de l’amende, la privation des droits civiques à l’emprisonnement. Par exemple, l’injure raciale est punie de 6 mois d’emprisonnement au plus et/ou d’une amende de 22 500 € au plus, le refus de fournir un bien ou un service fondé sur une discrimination nationale, ethnique, raciale ou religieuse de deux ans d’emprisonnement au plus et d’une amende de 30 000 € au plus.

 

Sur Internet, le dispositif de prévention et de répression a également été renforcé par la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique. Les hébergeurs et fournisseurs d’accès à Internet ont maintenant l’obligation de contribuer à la lutte contre la diffusion de données à caractère pédophile, négationniste et raciste. Votée en 2004, la loi sur l’économie numérique (LEN) a expressément consacré la faculté offerte au juge des référés, en dehors de tout autre critère de compétence, de prescrire la mesure de filtrage d’un site raciste et antisémite25 (article 6-I. 8).

 

« L’autorité judiciaire peut prescrire en référé ou sur requête, à toute personne mentionnée au § 2 (les personnes physiques ou morales qui assurent, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services) ou, à défaut, à toute personne mentionnée au § 1 (les personnes dont l’activité est d’offrir un accès à des services de communication au public en ligne), toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne. »

 

C’est plus particulièrement aux États-Unis, où l’on a une conception très large de la liberté d’expression, que l’on voit dans la réglementation des propos racistes une violation du droit constitutionnel à la liberté d’expression. La régulation – même moralement justifiée – est toujours mal vécue et nombre de militants antiracistes eux-mêmes préfèrent lutter par d’autres moyens contre ces idéologies pernicieuses. Les internautes américains partent même du principe que si un discours de haine a heurté, c’est à celui qui est heurté de trouver un meilleur discours. L’accent doit donc être mis sur les méthodes dites « volontaires », comme la responsabilisation individuelle, grâce à l’éducation, et celle des collectivités, qu’elles soient étatiques ou non, par l’élaboration de codes de conduite aux niveaux nationaux ou internationaux. Par contre, aux États-Unis on tolère plus facilement l’existence de sites du KKK ou dénonçant la « menace homosexuelle ». Aux USA, d’autres sites donnent tous les détails pour acheter des engins explosifs, la liste des composants entrant dans leur fabrication, classés par ordre de puissance, suivent les détonateurs, la préparation et la mise à feu de ces engins. L’Amérique puritaine, en revanche, est indisposée par les clubs ou forums aux intérêts plus charnels. La liberté d’expression est également un droit constitutionnel dans de nombreux pays. Néanmoins les instances judiciaires les plus élevées de nombreux pays européens estiment que les dispositions interdisant l’incitation à la haine raciale et à la diffusion de propos racistes constituent des restrictions raisonnables et nécessaires au droit à la liberté de parole.

 

S’inquiétant en 1996 de la résurgence du racisme lié au contexte social et économique, l’Organisation des Nations unies a constaté que cette résurgence coïncidait avec les progrès massifs des techniques de la diffusion de la propagande raciste et xénophobe dans le monde. Elle s’est ainsi interrogée sur le rôle joué par le « réseau des réseaux informatiques ». Cette préoccupation des institutions onusiennes devant l’usage d’Internet comme instrument de propagation de la haine raciale apparaît dans un grand nombre de textes et de travaux préparatoires réalisés en vue de la Conférence mondiale sur le racisme. C’est le cas notamment du rapport de Maurice Glélé-Ahanhanzo, du 15 janvier 1999 (E/CN.4/1999/15) ; du rapport du groupe de travail de session à composition non limité chargé d’étudier et de formuler des propositions pour ladite Conférence, du 16 mars 1999 (cf., ch. 51, p. 12 et ch. 77 et 81a, p. 17 de E/CN.4 1999/16) ; du document préparé par la Commission des droits de l’homme, en date du 20 avril 1999 (cf. § 9, p. 2 ; § 8, p. 4 ; § 34 ; p. 6) ; du rapport présenté par M. Obka-Onyango, du 22 juin 1999 (E/CN.4/Sub.2/1999/8), cf., p. 5, ch.15 et p. 11, ch. 33 ; ainsi que du document de la Sous-commission de la promotion et protection des droits de l’homme du 13 août 1999 (page 6. lettre h. E/CN/4/Sub.2/1999). Ces préoccupations ont motivé l’organisation d’un séminaire de l’ONU, en novembre 1997, à Genève, consacré à « l’évaluation du rôle d’Internet et aux moyens de veiller à ce que l’on en fasse un usage responsable à l’égard des dispositions de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discriminations raciales (CIDR) 8. » Accusée parfois d’immobilisme dans d’autres domaines, l’Organisation internationale a réagi avec rapidité à la montée du racisme sur le Net, illustrant par là l’importance qu’elle accorde, depuis sa fondation, à la lutte contre la discrimination raciale. Enfin, lors d'un discours prononcé devant l'Assemblée générale de l'ONU, le 5 novembre 2012, le rapporteur spécial de l'ONU a constaté l'augmentation du racisme sur internet au niveau mondial, avant d'appeler les gouvernements et les entreprises privées à redoubler d'efforts. « Le nombre d'incidents impliquant des violences et des crimes à caractère raciste perpétrés sous l'influence d'une propagande incitant à la haine sur Internet est en hausse, malgré l'adoption de mesures positives », s'inquiète Mutuma Ruteere, qui juge « cruciale la participation des prestataires de services sur Internet et d'autres acteurs pertinents des milieux industriels».

 

La Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discriminations raciales (CIDR) prévoit expressément à son article 4 le recours à la répression pénale contre le racisme. Les États-Unis ont accepté d’adhérer récemment à ladite Convention à la condition expresse qu’on l’autorise à formuler une réserve sur cet article. Les États-Unis ont rappelé à cette occasion qu’ils sont attachés à la liberté d’expression, celle-ci étant garantie par le premier amendement de la Constitution américaine. Nombreux sont les États qui regrettent à l’heure actuelle la formulation d’une telle réserve par le pays le plus puissant de la planète. Cette approche a des conséquences directes sur le type de moyens envisagés pour lutter contre les dérives racistes sur Internet. Puisque les États-Unis refusent, au nom de la liberté d’expression, l’immixtion des pouvoirs publics – judiciaires, législatifs ou policiers – très logiquement, telle fut la position défendue par ce pays tout au long du séminaire qui s’est tenu à Genève en novembre 1997.

 

Les restrictions à la liberté d’expression peuvent être considérées comme légitimes pour lutter contre le racisme, non seulement sur la base de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discriminations raciales (articles 4 et 1 notamment) et selon la jurisprudence établie par le CERD mais en vertu de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP)10. Bien plus, concernant l’article 4 de la CIDR, on insiste aujourd’hui sur l’application effective de celui-ci. L’article 4a est en effet particulièrement clair à ce sujet : la diffusion active de propagande raciste est punissable pénalement. Et de rappeler, à propos des libertés en général, que « celles-ci ne pourront en aucun cas s’exercer aux dépens des droits d’autrui reconnus par l’ONU dans l’ensemble de ses instruments internationaux et en particulier au chapitre i de la Charte de l’ONU et à l’article 30 de la Déclaration universelle. » Il ressort ainsi clairement de cette disposition que « la liberté d’expression ne peut être utilisée pour promouvoir le non-respect des droits de l’homme. »

 

Si l’on se réfère à l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, les dispositions existantes s’appliquent aussi aux nouveaux médias. Si le droit à la liberté vaut pour Internet, les restrictions à celle-ci s’appliquent également. Internet n’étant qu’un instrument et non un but en soi, il ne peut être tenu pour affranchi des lois nationales et internationales.  Enfin, si l’on évoque les réserves américaines à l’article 4, on peut conclure à l’adresse explicite des États-Unis : « Si ces réserves étaient exposées devant un tribunal, il n’est pas sûr qu’elles seraient maintenues. Les États-Unis – ayant fixé leur propre doctrine relative à la liberté d’expression – croient pouvoir affirmer dorénavant la primauté de leur propre Constitution sur le Droit international... »