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Au cours des trois dernières années, on a été témoins du démantèlement total du système démocratique de poids et contrepoids: le pays est désormais entièrement dans les mains du parti monolithique d’Orbán et d’une oligarchie qui s’y rattache de manière intime (et qui évoque à bien d’égards son homologue russe). Comment est-ce possible, vingt ans après l’effondrement du bloc soviétique ? On croirait rêver, si les « cyniques » n’avaient pas prédit cet état de choses avant même la prise du pouvoir du nouveau gouvernement.
En effet, la création d’une démocratie « dirigée » ou d’une semi-dictature se déroule devant nos yeux : les lois qui restreignent les libertés démocratiques ou qui bafouent le principe de l’égalité sont si nombreuses qu’il serait vain de toutes les énumérer[1]. Mais il y a plus. Ce n’est pas seulement la mainmise de l’exécutif (c’est-à-dire d’Orbán en personne) sur absolument toutes les institutions de l’Etat, qui caractérise ce régime (et la pratique afférente de la marginalisation des organisations civiles dont un nombre élevé, faute de financement, sont obligées d’abandonner leurs activités) ; c’est que ce pouvoir met tout en œuvre pour solidifier son ancrage et sa légitimation culturels par des moyens très violents. En effet, il mène une Kulturkampf féroce, qui ne se limite pas simplement à la volonté de reprendre en main les institutions culturelles, les universités et les médias, mais également de les remodeler en profondeur. Il s’agit de la « nationalisation » de la culture et de l’éducation dans les deux sens : direction centralisée et inculcation d’une idéologie ultranationaliste et ultraconservatrice, pour ne pas dire fascisante.
Mais citons d’abord quelques exemples relatifs aux ravages antidémocratiques « classiques » (mais fort rares dans les autres pays de l’Union Européenne). En quelques mois, on a vu naître une nouvelle « Constitution » ultra-rétrograde, écrite par un apparatchik (député européen) du parti omnipotent Fidesz, sans aucune concertation, aucun dialogue politique avec l’opposition. Cette nouvelle Constitution, qui était censée devenir « solide comme le granit », reste tout de même toujours « en chantier », et sa dernière réforme visait notamment à contrer et à prévenir les décisions de la Cour constitutionnelle, même si les lois annulées par celle-ci y étaient de toute manière introduites ultérieurement et sans complexes par la majorité gouvernementale des deux tiers, donc « constituante » (la quatrième modification de la Constitution extrêmement liberticide adopteé il y a quelques jours semble à nouveau inquiéter l'Union Européenne).
Le contrôle des médias et des citoyens
Il est à noter qu’une des premières mesures du gouvernement en 2010 a été sa mainmise sur les médias publics (provoquant les premières manifestations de masse) : l’empire médiatique du gouvernement est désormais presqu’exclusif dans l’audio-visuel (et il ne cesse de vouloir bannir par la voie bureaucratique l’unique radio d’opposition, la Klubrádió). S’il n’y avait pas l’internet, auquel une grande partie de la population n’a pas accès, il n’y aurait que de l’information directement contrôlée par le gouvernement et le parti. Le discours implicitement ou explicitement raciste est monnaie courante dans cette presse de droite pro-gouvernement assez homogène (qu’on pourrait qualifier sans aucun scrupule d’extrême droite, avec quelques rares exceptions), qu’il s’agisse de l’opposition, des « multinationales », du « grand capital », des étudiants qui protestent et occupent la faculté, des chômeurs, des Roms etc. Cette presse ne manque jamais de faire référence aux « intérêts étrangers », à « l’attaque concertée contre les Hongrois », aux « spéculateurs malveillants », au « complot international » etc. pour fournir une explication aux échecs économiques patents du gouvernement et pour contrer les critiques qui protestent contre le déficit démocratique. En effet, ce langage totalitaire est digne d’une dictature : il évoque des souvenirs de la propagande des années 1950, et influence largement ceux qui habitent ce paysage idéologique et sont privés de la moindre information indépendante (d’où, outre la peur du pouvoir devenue désormais tangible, la popularité relative du parti gouvernant qui se maintient toujours).
« Nous ne serons pas une colonie », a lancé il y a quelques mois le Premier ministre, en faisant référence à l’Union Européenne, comparée à l’Union Soviétique d’antan. Les critiques de la part de Bruxelles relatives aux mesures antidémocratiques sont ainsi présentées comme une ingérence étrangère dans « la vie des Hongrois », comme une agression contre le pays. Aussi, ces critiques sont mises sur le même plan que l’influence supposée néfaste des « capitaux internationaux prédateurs », financiers ou autres, qui « exploitent » le pays. Cette figure de style, outre sa force intégrative identitaire, sert également à masquer le fait qu’une oligarchie « nationale » sévit dans le pays et qu’une énorme partie de petits entrepreneurs et de paysans se trouvent déshérités et privés de toute opportunité. Aussi, suivant cette logique discursive du repli nationaliste, les critiques prononcées par des partis d’opposition ou de simples opposants au gouvernement sur la scène internationale sont présentées comme des actes de dénonciation, d’infidélité voire de trahison envers la nation.
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Ce gouvernement autoritaire bafoue les lois et restreint les libertés ; mais ce n’est pas tout, il mène également une politique sociale très particulière, qui est en fait la négation de toute politique sociale, de la question sociale elle-même. Il livre une bataille ouverte contre les pauvres qu’il stigmatise : on a vu naître l’introduction de lois discriminatoires contre les SDF qui sont légalement bannis des rues, où ils ne pourront plus « loger » (la Cour constitutionnelle a supprimé cette loi, mais le gouvernement vient de l’inclure dans la Constitution), mais aussi contre les chômeurs, qui sont obligés de faire du « travail d’intérêt général », désormais obligatoire pour ceux qui veulent bénéficier de prestations sociales. Car, disent les responsables gouvernementaux sans hésitation, ceux qui n’ont pas de travail, c’est qu’ils ne veulent pas travailler, qu’ils n’en sont pas capables psychologiquement et moralement – surtout si, en plus, ils sont d’origine Rom. En fait, de manière générale, il n’existe quasiment plus de Code du travail, il a disparu de manière silencieuse, comme si rien n’était, si bien que même les fonctionnaires peuvent être licenciés d’un jour à l’autre.
L’inscription dans la durée et la mainmise sur la culture
La liste des mesures et des dérives autoritaires est infinie. Mais la culture et l’éducation constituent des cas très particuliers, et l’on voit, à travers ces domaines, que ce pouvoir prend au sérieux l’épineuse question de l’inscription dans la durée. Se perpétuer à court terme par la voie du suffrage, cela a l’air relativement facile, car c’est la majorité gouvernementale qui prescrit toutes les règles : toutes les modalités du scrutin de l’année prochaine ont été changées par rapport aux précédentes de manière unilatérale et changeront encore sans doute en fonction des sondages et d’autres données du terrain. Les postes clé sont également occupés, les nominations étant souvent faites pour neuf ans, comme celle du procureur général, du président de la Cour suprême, du président de l’Autorité des Médias etc.
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Mais pouvoir se perpétuer véritablement dans la durée nécessitera pour ce pouvoir l’amplification, l’approfondissement et surtout la solidification de sa légitimité. On constate donc également l’importance nouvellement accordée à l’éducation idéologique, ce qui se manifeste dans la réécriture forcée des programmes des écoles, parallèlement à la promotion agressive de l’interprétation ultranationaliste de l’histoire (réécriture des manuels scolaires, émissions télévisuelles de propagande) et la volonté de prescrire un nouveau canon littéraire (par la « réhabilitation » forcée de certaines figures littéraires mineures de l’entre-deux-guerres, qui n’ont jamais fait partie du canon, ayant pour seule « vertu » d’être ultranationalistes et antisémites).
A partir du primaire, d’ores et déjà, le choix entre la religion et « l’éthique » sera obligatoire (sachant que les professeurs d’éthique ne seront pas des philosophes, mais seront formés eux aussi par les théologiens). Que pourra bien signifier l’enseignement de l’éthique dans les écoles nouvellement « nationalisées » (car l’Etat central a repris la direction des écoles des communautés locales, et ça n’est pas pour rétablir l’égalité des chances)? Non pas l’apprentissage de l’action responsable et morale, encore moins une éducation antidiscriminatoire, bien au contraire ; on éduquera nos enfants à respecter la hiérarchie, l’autorité, les règles, les « adultes ». L’époque de l’école qui opprime, qu’on croyait révolue, est de retour de plein fouet.
L’Etat d’Orbán a également l’intention de contrôler toutes les sphères qui relevaient jadis de la création ou de la recherche libres – son ennemi juré étant la critique politique et sociale. Pour pouvoir réussir, il lui faut décrédibiliser les intellectuels et artistes indépendants, neutraliser leur influence, se débarrasser des professeurs d’université critiques. Un des premiers scandales orchestrés dans ce but par le gouvernement en alliance avec des chercheurs « pro-gouvernement » a touché des groupes de recherche de philosophes réputés « libéraux » et de gauche, dont nombre ont été opposants du régime socialiste et/ou anciens disciples de Georg Lukacs et/ou d’origine juive. Ils ont été accusés de fraudes, de malversations, tandis que les médias de droite les ont présentés comme « inutiles », empochant de l’argent de manière illégitime dans une situation économique extrêmement difficile, par exemple pour traduire Platon « du Hongrois au Hongrois » (car une ancienne traduction existait déjà…).
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C’est une organisation civile devenue institution officielle de l’Etat qui s’appelle « l’Académie des Arts Hongroise » qui aura désormais le rôle de contrôler la scène de l’art et aura une influence sur la production artistique en y appliquant une certaine censure, en exorcisant l’avant-garde ou tout ce qui est considéré comme « anti-magyar ».
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Actuellement, la seule résistance qui pourrait faire pression sur le gouvernement est le mouvement des étudiants. Leur protestation contre les coupes énormes dans le financement de l’enseignement supérieur, la réduction du nombre d’étudiants admissibles, les frais de scolarité nouvellement introduits (Orbán voudrait une éducation supérieure qui « s’autofinance ») s’est amplifiée, et a abouti à l’occupation partielle de la Faculté des Lettres de Budapest. Cette génération d’étudiants surprend par son franc-parler et aussi par son courage – jusqu’ici, seuls les étudiants ont pu faire reculer Orbán, un tant soit peu. Ce combat est aussi mené contre l’autoritarisme et la peur qui ravage tout le pays et qui explique que la majorité reste silencieuse et passive, même dans les universités.
Balázs Berkovits
Note :
[1] Voir Pierre Kende, “Orwell à Budapest”, Esprit, mars-avril 2011.