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Même soixante-dix ans – ou 70 tellement plus parlant – après les faits. Nous qui sommes nés après, nous sommes encore sous le choc et l’effroi et le tremblement rien qu’à lire ces lignes. C’est que nous sommes encore les témoins directs, les contemporains directs des rescapés, des revenants de la mort, des enfants miraculeusement sauvés, arrachés à l’ennemi. Nous et nos enfants le sommes, mais sauf exception nos petits-enfants ne le seront déjà plus, ces témoins des témoins ni leurs contemporains. Sans nul doute Semprun, Delbo, Cayrol, Primo Levi, surent-ils en parler. Mais Alain Finkielkraut sut trouver les mots face à Marcel Cohen si silencieux dans son émission « Répliques » voici quelques semaines sur France Culture. Le timbre de sa voix passionnée, mais dépouillée de tout pathos fit entendre une parole magnifique pour faire advenir celle de l’écrivain.
Sur la scène intérieure. C’est le récit que nous donne Marcel Cohen sous forme de souvenirs d’abord de ses parents, de sa mère en particulier et des visites terribles à l’hôpital Rothschild, de portraits des mêmes et des plus proches d’entre les morts ensuite, de Maria, sa mère (Istanbul 1915 – convoi n°63 pour Auschwitz du 17 décembre 1943), Joseph, son père (Istanbul 1902 – Auschwitz sept. 1943), Monique, sa sœur de sept mois (Asnières, 14 mai 1943 – convoi n°63 pour Auschwitz du 17 décembre 1943), mais encore de Sultana Cohen (Istanbul 1915 – Auschwitz sept. 1943), Mercado Cohen, son grand-père magnifique par sa noblesse d’âme (Istanbul 1915 – Auschwitz sept. 1943), Joseph Cohen, son oncle (Istanbul 1915 – Auschwitz sept. 1943), Rebecca Chaki (Istanbul 1915 – Auschwitz sept. 1943), David Salem, le plus jeune frère de sa mère (Constantinople 1908 – Auschwitz-Birkenau mai 1944). David, déporté avec sa jeune épouse Perla, qui revint, ne supportant pas d’être séparé d’elle sans aucune nouvelle sur son sort, se jeta sur les barbelés électrifiés devant ses camarades de détresse et mourut électrocuté. Par esprit de vengeance et de mise en garde, les SS pendirent son cadavre dans l’allée empruntée chaque jour par les esclaves se rendant au travail. Ils l’y laissèrent plusieurs jours en décomposition. Il avait trente-six ans.
On aura compris que Maria (Marie) et Monique, furent arrêtées en même temps que le reste de la famille, ce 14 août 1943, à jamais marqué dans le martyrologe de l’histoire juive, alors que Marcel, âgé de quatre ans, était au parc Monceau avec Annette, la jeune femme de ménage de Mercando, qui lui avait payé ses études dès son arrivée à son service à l’âge de quatorze ans, afin qu’elle ne soit pas sans aucun diplôme, ni sans aucun savoir. Mais la mère et le nourrisson n’ont pas été déportés par le même convoi que le reste de la famille en raison de l’âge de la petite Monique. C’est donc Annette qui recueillit les dernières années de guerre le petit orphelin. « En cachant chez elle un enfant juif, et en l’imposant à son mari, Annette, en tout cas, ne pouvait pas ne pas entendre l’injonction muette de Mercado qui, pour la première fois peut-être, n’aurait pas compris qu’elle ne lui vînt pas en aide. […] Annette est morte peu après la guerre, vraisemblablement d’un cancer foudroyant.» (p. 116)
Récit où le lecteur retient son souffle à chaque mot, devant chaque portrait, harassé, suffocant face à l’épouvante incarnée, qui voulait qu’il fallait tuer les bébés juifs, mais une fois qu’ils avaient atteint leur sixième mois !
Comment dire le rien de l’épouvante devant cette mort-là, qui est un presque-rien et non pas rien, car devant ce crime sans nom les paroles sublimes, vicariantes du grand Jankélévitch font anamnèse de l’innommable : « Cet avoir-été est comme le fantôme d’une petite fille inconnue, suppliciée et anéantie à Auschwitz : un monde où le bref passage de cette enfant sur la terre a eu lieu, diffère désormais irréductiblement et pour toujours d’un monde où il n’aurait pas eu lieu. Ce qui a été ne peut pas ne pas avoir été (1). »
Dans un article paru dans la revue "Europe" (mai 2009) Marcel Cohen écrivait : « La littérature, c'est aussi, c'est peut-être même d'abord, une très grande méfiance à l'égard de la littérature. »
Nous l’aurions compris ! Ce livre reste stupéfiant, car pas un jugement, pas un mot n’y est prononcé accusant la police française, le gouvernement de Vichy ni surtout l’ordre supérieur nazi. Pourtant tous ces actes sont des crimes contre l’humanité et comme tels imprescriptibles – qu’aucun mot encore une fois, qu’aucune demande de pardon (jamais entendue ni prononcée), qu’aucune condamnation à mort non plus, que rien ne pourra jamais plus rédimer, car ce furent là des crimes inexpiables à jamais, comme d’autres depuis, qui ont été également taxés de crimes contre l’humanité. On se souvient des mots de Primo Levi dans "Si c’est un homme" après son récit de la « sélection » dont il fut témoin à Buna.
Il y eut combien d’autres crimes contre l’humanité avant comme après, entre la famine produite par le Grand bond en avant de la Chine maoïste en 1958 et 1962 qui coûta la vie à 36 millions de morts au minimum, puis tous ceux que nous ne connaissons que trop. Mais où, sous quels cieux, a-t-on jamais entendu qu’une mère avec sa fille de quelques semaines aient été détenues dans un hôpital jusqu’à ce qu’elle atteigne l’âge de six mois, bonne alors pour être déportée puis gazée avec sa mère, si elle survivait au voyage en wagon plombé ? Où ailleurs qu’ici ? Dans le cas où le bébé mourait durant le transport, la mère avait alors une chance minime de survivre quelques mois, parfois même de revenir.
Marcel Cohen a su dans ce livre comme à l’antenne de France Culture, dans son dialogue infiniment douloureux avec Alain Finkielkraut, nous faire entendre le son de sa souffrance inexprimable, au-delà des paroles. De ses visites à sa mère enfermée à l’hôpital Rothschild avec son bébé, il parle aussi avec une pudeur, une angoisse palpable encore soixante-dix ans plus tard, qui nous glace.
Un mot ultime sur cette famille juive d’Istanbul. Ils aimaient la France d’un amour déraisonnable et l’avaient choisie comme la terre des droits de l’homme sans savoir que l’inimaginable pouvait advenir dans une France qui foula aux pieds sa propre dignité, son honneur même en trahissant et en livrant les étrangers - juifs pour la plupart, mais pas tous - qui l’avaient élue leur nouvelle patrie.
La grand-mère maternelle de Marcel Cohen « adolescente, dans les faubourgs d’Istanbul, où elle était née, brodait des coussins à l’effigie de Dreyfus et de Zola » (p. 63). Jacques, son père, avait voulu s’engager en 39 dans l’armée française par « patriotisme ». Mais il lui fut répondu que la France n’avait pas besoin de Juifs dans son armée…
Au fond de l’écriture comme de l’âme de Marcel Cohen, gît cette inexpugnable honte d’avoir été le témoin de cette abomination.
Note :
1. La Mort, Champs Flammarion, p. 465.