Tribune
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Publié le 22 Mai 2013

Nous avons gagné une bataille, pas la guerre

 

Par Walter Bruyères-Ostells, maître de conférences à Sciences Po Aix et à l'École de l'Air, chercheur en Histoire militaire et géostratégie.

 

"Nous avons gagné la guerre; reste à gagner la paix" déclarait il y a quelques jours Laurent Fabius à propos de l'intervention au Mali. Cette déclaration est maladroite, me semble-t-il parce qu'ambiguë. Le ministre des Affaires étrangères peut, sans nul doute, se réjouir, de l'accomplissement de la mission par l'armée française au Mali. Il a vraisemblablement, et à juste titre, l'esprit tourné vers le processus démocratique interne au Mali. Cette seconde phase a guidé sa prise de parole. Toutefois, si l'on se place dans une grille de lecture militaire et géopolitique, on ne peut partager l'avis de M. Fabius. Si la France a gagné une bataille de cette longue et usante guerre contre le terrorisme, le camp des djihadistes est loin d'être défait. Il est plutôt en pleine réorganisation.

 

Les événements du weekend en Tunisie l'ont bien montré. Les affrontements des salafistes d'Ansar el-charia avec les forces de police traduisent leur volonté de déstabiliser le pouvoir en place. Or, croire que la décision du gouvernement islamiste de Tunis de combattre les salafistes est un combat déconnecté de l'opération française au Mali serait faire preuve de beaucoup de naïveté. Derrière l'appellation Ansar el-charia, on observe une recomposition de la menace djihadiste dans la région. C'est au Yémen que l'appellation a gagné en popularité depuis son utilisation par Al-Qaeda dans la Péninsule Arabique. Le nom est peut-être né des réflexions d'Oussama Ben Laden, qui envisageait de donner une nouvelle image à Al Qaeda. En tout cas, il s'est diffusé sans qu'il y ait une unité entre les différents mouvements qui ont adopté cette appellation ("Partisans de la charia"): Yémen, Égypte, Tunisie, Libye et Maroc. Aujourd'hui, gagner la guerre contre le djihadisme au Maghreb et au Sahel est donc compliqué, car celui-ci est multipolaire, à géométrie variable et très volatile.

 

Le cas tunisien est particulièrement préoccupant, car ces activistes salafistes ont bénéficié de la passivité des nouvelles autorités du pays depuis près de deux ans. En effet, pour Ennahdha, agir fermement contre Ansar el-charia, c'est prendre le risque d'accroître la tension implicite à l'intérieur du parti entre islamistes favorables à l'intégration du jeu démocratique et partisans d'une voie plus radicale. Le mouvement tunisien, Ansar el-charia a bénéficié de cette paralysie, véritable opportunité politique pour lui. Pourtant, les liens du groupe avec l'action terroriste régionale sont de plus en plus évidents. Faut-il rappeler que 11 des 32 assaillants contre le complexe gazier d'In Amenas étaient Tunisiens? Le leader politique d'Ansar el-charia est Abou Iyadh. Dans la période antérieure, il a été le fondateur du Groupe des Combattants Tunisiens, lié à Al Qaeda et classé comme groupe terroriste par les Nations-Unies. Depuis la "révolution de jasmin", Ansar al-charia s'est fait remarquer par de nombreuses actions violentes, en attaquant des cinémas, des artistes, des personnalités laïques. Preuve de ses ambitions de prendre, à terme, le pouvoir, cette organisation a su opérer une mutation. D'abord en développant un volet social. Dans la profonde crise économique et sociale qui affecte toujours le pays, il s'agit donc de démontrer que les djihadistes sont en mesure de se substituer à l'État. Sur tout le territoire, ils démontrent leur capacité à la population à lui distribuer de l'eau, à prodiguer des soins et à distribuer des médicaments.

 

Preuve de sa montée en puissance comme acteur régional, Ansar al-charia a d'ailleurs reçu la bénédiction d'Ayman al-Zawahiri l'année dernière. Aujourd'hui, on estime le nombre de citoyens tunisiens qui partagent les convictions salafistes djihadistes à environ 50.000 sur quelque 11 millions d'habitants. C'est à la fois peu, mais tout de même un vivier suffisamment significatif pour recruter des centaines de combattants. Certains d'entre eux tâchent d'ailleurs de se construire un bastion dans le Jebel Chaami dans le centre-ouest de la Tunisie, minant les routes du massif pour le sanctuariser. Une partie de ces combattants refluent du nord Mali.

 

L'autre nouveau lieu de fixation de la menace islamiste se situe en Libye. Une nouvelle fois, les groupes djihadistes bénéficient de l'incapacité du gouvernement à lutter activement et à imposer une sécurisation de l'ensemble du territoire. Sur le plan médiatique, le signe visible de cette menace souterraine a été l'attentat contre le consulat américain à Benghazi le 11 septembre 2012. Groupe historiquement lié à la nébuleuse Al Qaeda, le GICL a été dissous en 2011, mais de nouvelles qatibas se mettent en place depuis plusieurs mois. Parmi elles, la brigade des martyrs d'Abou Salim est dirigée par Soufiane Ben Qoumou, passé par l'Afghanistan, l'Irak et Guantanamo. Abdelbasset Azouz est également un proche de Zawahiri revenu au pays. Les deux hommes dirigent sans doute 200 à 300 combattants dans la région de Derna. Pour échapper aux drones américains, ces combattants descendent souvent dans le grand Sud libyen. Cette région constitue le nouveau bastion des djihadistes du Sahel. Dans la région d'Oubari, les islamistes disposeraient désormais d'environ 400 hommes selon Samuel Laurent, auteur de l'enquête Sahelistan. Ils s'organiseraient au sein de la brigade 315 fondée par un Touareg salafiste, cheikh Ahmed. Base à partir de laquelle Mokhtar Belmokhtar a pu conduire son opération commando contre le complexe gazier d'In-Amenas, la région d'Oubari a sans doute également recueilli les chefs djihadistes (et les otages français?) exfiltrés des Ifoghas au nord-Mali.

 

Ainsi, les sanctuaires des terroristes n'étant pas détruits, il semble très prématuré d'envisager la victoire militaire et la paix régionale. Identifié comme le principal point faible du Sahel, le Niger pourrait être visé par de nouvelles offensives djihadistes. À l'heure du retrait français, le Nord-Mali pourrait également connaître de nouvelles attaques. La France peut toutefois se réjouir d'avoir coupé les islamistes des grandes routes de trafics sahéliens, notamment de l'"autoroute" de la drogue entre golfe de Guinée et Europe. Ils ne peuvent donc plus en retirer de gros moyens de financements pour leurs actions armées. Dans une guerre globale, cet affaiblissement financier est actuellement un atout et d'éventuels fonds venus des pays du Golfe pour assurer la survie financière de ces groupes sont un enjeu majeur pour notre diplomatie. Si nous ne pouvons agir militairement sur ces lieux de fixation (Tunise et Libye), il nous faut définitivement gagner la bataille malienne en empêchant tout retour significatif. À l'échelle du Sahel, la sécurité du Niger et le maintien d'une étanchéité forte entre Boko Haram et les groupes djihadistes maghrébins doivent être les autres objectifs des batailles à venir.