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Férus d'histoire, les théoriciens de l'idéologie nazie se référèrent généralement à Tacite (vers 55 - vers 120) pour arguer de l'unicité du sang germanique, source de "cette nation particulière, pure de tout mélange" (La Germanie, IV). De cette prétendue pureté originelle du sang germanique, ils déduisirent sa supériorité ontologique (Chapoutot, 2008, p. 19-21).
Ils s'inspirèrent également des deux grands courants de pensée qui nourrirent la question raciale au XIXe siècle: le racialisme de Joseph Arthur de Gobineau et de ses héritiers spirituels, qui hissa le dogme de l'inégalité des races au rang de vérité d'évidence et fit de la race le seul moteur de l'Histoire; et la biologie humaine d'inspiration darwinienne, qui mit en évidence le rôle de l'hérédité et de la sélection dans le destin des individus et des peuples. Cette double approche de la question du sang imprégna nettement l'idéologie nazie.
Un discours tantôt métaphysique, tantôt physico-biologique
Pour Adolf Hitler comme pour Alfred Rosenberg, le théoricien du Parti, le sang rendait compte de la nature divine ou diabolique de la race considérée. Le Juif ne serait ainsi rien d'autre que l'incarnation du Malin, empressé de détruire ces créatures divines que sont les hommes de race aryenne ou nordique. Cette dualité du sang juif et du sang aryen expliquerait à elle seule l'histoire de l'humanité tout entière, si bien qu'Hitler put affirmer qu'"en [se] défendant contre le Juif, [il luttait] pour l'œuvre du Seigneur" (Hitler, 1925, chap. 2 ; 1934, p. 72).
Dans de nombreux textes nazis, le sang fut aussi souvent présenté comme le vecteur de l'"âme raciale", cette constitution mentale propre aux seuls représentants d'une race donnée. À en croire l'architecte Paul Schultze-Naumburg, par exemple, l'art lui-même serait conditionné par l'appartenance raciale de l'artiste: il serait l'expression d'une âme raciale donnée, et ne serait véritablement saisissable que par ceux qui possèdent le même sang. Une idée que Rosenberg résuma par la formule suivante: "Les cultures [...] sont des créations pleines de sang [...]. Chaque race a son âme, chaque âme a sa race, sa propre architectonique interne et externe [...]" (Rosenberg, 1930, Erstes Buch, I-6 ; 1986, p. 107).
Plus irrationnels encore, les écrits du journaliste et polémiste Julius Streicher tentèrent non seulement de raviver la croyance en l'existence de meurtres rituels juifs, mais défendirent aussi la thèse selon laquelle le sang allemand, en un processus chimique quasi magique, pouvait être définitivement souillé par une simple relation sexuelle interraciale (Conte, Essner, 1995, pp. 130-133). La vision du métissage entre Juifs et Allemands comme "souillure" ou "infamie raciale" (Rassenschande) et cause de dégénérescence avait été largement diffusée par le roman signé Artur Dinter, Le Péché contre le sang, paru en décembre 1917 et devenu aussitôt un best-seller en Allemagne (ibid.., p. 31-33).
Le deuxième type de discours relatif au sang, le discours physico-biologique, était lui aussi très largement présent. Le sang y apparaissait alors comme un objet d'étude pour les scientifiques (médecins, biologistes, anthropologues), qui s'intéressaient en particulier à la transmission des gènes, pour aboutir à l'idée que l'homme est totalement déterminé par son patrimoine héréditaire. "Tous les caractères humains, normaux ou pathologiques, physiques et mentaux, reposent sur des dispositions héréditaires", affirmait ainsi le généticien et anthropologue Eugen Fischer, l'un de ces grands scientifiques allemands qui frayèrent volontiers avec les nationaux-socialistes (Fischer, 1942, p. 87-89).
Or, ces deux approches de la question du sang s'interpénètrent en permanence, tant dans les écrits que dans les actes des nazis. La meilleure illustration de cette confusion est sans nul doute la S.S., cette confrérie d'"élus du meilleur sang": l'agronome Heinrich Himmler, qui se considérait lui-même comme un bon scientifique, y favorisait tout autant les travaux de recherche de scientifiques réputés - travaux portant sur la biologie ou sur l'histoire du peuple allemand - que les rites occultes, dans lesquels le Reichsführer S.S.mettait en scène de nouveaux chevaliers du Graal.
Les classifications raciales elles-mêmes, sur lesquelles reposait toute l'idéologie nazie, étaient autant basées sur des données scientifiques que sur des croyances indémontrées, ou indémontrables. Ainsi le raciologue Hans Friedrich Karl Günther (1891-1968) ne manqua-t-il pas, dans ses ouvrages de vulgarisation qui connurent un grand succès, d'offrir un panorama exact de l'état des connaissances en anthropologie de son époque, tout en cherchant à convaincre ses lecteurs de la supériorité naturelle de la seule race nordique.
Eugen Fischer, l'initiateur du remplacement de la vieille anthropologie physique par la nouvelle génétique humaine, ne se départit pour sa part jamais des anciennes classifications raciales, puisqu'il publia un recueil de photos destinées à illustrer les caractéristiques physiques typiques de la race nordique, et ne cessa de dénoncer le métissage comme cause de déficience mentale. Quant à l'anthropologue et officier de la S.S. Otto Reche (1879-1966), il fut à la fois un pionnier de l'hémotypologie et un antisémite acharné qui, parce qu'il était convaincu que les Juifs étaient généralement du groupe B, proposa de mettre ses connaissances en hématologie au service des recherches en paternité.
Sang et eugénisme nazi
L'attention portée au sang, la croyance en une inégalité de valeur entre les sangs et le dogme héréditariste devaient nécessairement faire du nazisme un eugénisme. À la volonté de voir se multiplier le bon sang, généralement identifié avec le sang peu métissé de la seule race nordique (ce qui ne manqua pas de susciter certaines tensions au sein de la population allemande, évidemment métissée), correspondit le souci d'éviter la contagion par un sang de qualité inférieure. Dans cette quête irrationnelle de la grandeur et de la pureté originelle, les préjugés sociaux amenèrent souvent à assimiler, comme au XIXe siècle, les classes inférieures aux races inférieures, et ces deux-là à des agents pathogènes. C'est ce qu'illustrent par exemple les écrits du généticien de renom Fritz Lenz, selon lesquels la mortalité infantile serait souhaitable dans certains milieux sociaux, le "rebut" de la société européenne se recrutant en grande partie parmi les éléments raciaux "primitifs".
Les implications de ces thèses dans la pratique juridique et politique du Troisième Reich sont bien connues. Les lois de "protection" du sang allemand furent nombreuses ; nous ne citerons que les principales: la loi d'avril 1933 sur la fonction publique, qui inclut pour la première fois un article sur l'appartenance à la race aryenne ; celle de septembre 1933 sur la propriété paysanne héréditaire, qui visait à empêcher les Juifs et les non-Blancs de devenir propriétaires terriens ; et surtout les lois de Nuremberg de septembre 1935, destinées à réduire autant que possible la proportion de sang juif dans le patrimoine héréditaire allemand, afin de mettre fin à l'"abâtardissement" du peuple.
À ces mesures discriminatoires et ségrégationnistes, relevant du racisme nationaliste "classique", s'ajoutèrent des programmes d'élimination du sang indésirable par diverses mesures s'inspirant de l'eugénique dite "négative": les programmes de stérilisation des malades et des métis, initiés dès 1933 ; le programme T4 d'élimination de certains malades mentaux, mis en œuvre entre septembre 1939 et août 1941 ; le meurtre systématique d'un grand nombre d'ennemis de guerre, assimilés à de la vermine ; et surtout l'extermination des Tsiganes et des Juifs d'Europe, présentée comme une mesure de salut public.
Conséquences meurtrières de la confusion des genres
À n'en pas douter, si les pratiques discriminatoires et criminelles nazies furent si méthodiquement appliquées et en même temps si bien acceptées par une grande partie de la population, c'est que la "race" avait acquis sous le Troisième Reich, en plus de son statut de donnée scientifique incontestable, une aura religieuse sans précédent. Jamais on n'avait accordé une telle valeur au sang ; jamais il n'avait constitué un tel objet d'étude et d'inquiétude. Ainsi les lois raciales furent-elles très généralement saluées comme représentant un progrès pour l'humanité. Une fois l'Ennemi défini par sa prétendue différence de nature - une nature à laquelle il ne pouvait échapper selon les raciologues, et qui le condamnait souvent à mort -, une fois l'Ennemi identifiable, les "bons" Allemands s'offraient la possibilité, séduisante et rassurante après des décennies de troubles, de constituer une véritable communauté de sang, de devenir le corps mystique de la race élue.
Les membres de ce corps devaient toutefois accepter l'idée qu'ils n'étaient rien d'autre que les maillons d'une chaîne millénaire, les vecteurs d'un bien plus sacré qu'eux, au regard duquel, une fois la survie de la race assurée, leur existence individuelle était totalement dénuée d'importance: le sang nordique, à l'exclusion de tout autre.