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Léon Poliakov rappelait que « les juifs ont de tout temps stimulé l’imagination des peuples environnants, suscité des mythes, le plus souvent malveillants, une désinformation au sens large du terme », et qu’« aucun autre groupe humain ne fut entouré, tout au long de son histoire, d’un tel tissu de légendes et superstitions ». Les juifs sont perçus par ceux qui les haïssent comme aussi redoutables que vulnérables. Cette perception ambivalente entretient et renforce la haine antijuive. D’où, dans les passages à l’acte aujourd’hui observables, ce mélange de lâcheté (s’attaquer à des passants, à des enfants ou des écoliers sans défense) et de ressentiment (la rage née d’un sentiment d’impuissance devant la satanique surpuissance juive, inévitablement occulte). Dans tous les cas, la défense des Palestiniens érigés en victimes du « sionisme » constitue le noyau idéologique des modes de légitimation des violences antijuives contemporaines, le thème majeur étant celui de la « vengeance des enfants palestiniens assassinés par les sionistes », thème qui réveille la vieille accusation de « meurtre rituel ». Les rassemblements et les marches en faveur de la « cause palestinienne » constituent des rituels qui entretiennent ou intensifient les passions « antisionistes », dont les frontières avec les passions antijuives sont devenues, dans la plupart des situations, indiscernables.
Le propalestinisme est assurément le principal vecteur de la nouvelle haine des juifs à laquelle on donne souvent le nom d’« antisionisme ». C’est en ce sens qu’il qu’on peut le considérer comme un propalestinisme instrumental. Mais il est plus qu’un vecteur. Il marque l’entrée dans un nouveau régime de judéophobie, fondé sur l’attribution exclusive aux Palestiniens des traits d’un peuple messianique. Le plus talentueux défenseur inconditionnel des Palestiniens, Jean Genet, a pour ainsi dire vendu la mèche en écrivant sous couvert d’une question rhétorique : « Si elle ne se fut battue contre le peuple qui me paraissait le plus ténébreux, celui dont l’origine se voulait à l’Origine, qui proclamait avoir été et vouloir demeurer l’Origine, le peuple qui se désignait Nuit des Temps, la révolution palestinienne m’eût-elle, avec tant de force, attiré? ». Genet ajoutait qu’à ses yeux « la révolution palestinienne cessait d’être un combat habituel pour une terre volée, elle était une lutte métaphysique ». L’écrivain ne savait pas qu’il retrouvait spontanément un motif de l’antisémitisme nazi, ainsi formulé par Alfred Rosenberg en octobre 1924, dans la postface de son livre sur Les Protocoles des Sages de Sion et la politique mondiale juive (1923): « Dans notre histoire, le juif se dresse comme notre adversaire métaphysique. Malheureusement, nous n’en avons jamais clairement pris conscience. (…) Aujourd’hui, enfin, il semble que l’on perçoive et haïsse le principe éternellement étranger et ennemi qui s’est élevé si haut dans la puissance.»
Le « peuple » dont parle l’écrivain propalestinien est bien le peuple juif, érigé en une entité incarnant « le Pouvoir », c’est-à-dire le Mal, dans la perspective de Genet. Les Israéliens disparaissent de l’horizon, comme les « sionistes » mythifiés et diabolisés. Il reste les juifs. Mais les juifs transformés en une entité abstraite et démonisée. L’écrivain engagé affirme clairement qu’il aime les Palestiniens dans l’exacte mesure où ils combattent les juifs, c’est-à-dire le Mal. Les Palestiniens sont ainsi érigés en contre-peuple élu, mais pour devenir eux-mêmes le nouveau peuple élu. Nouvelle grande opération historique de substitution, nouvel acte de violence symbolique dont les juifs sont les victimes. Faut-il préciser qu’aujourd’hui, depuis la fin 2012, les Palestiniens sont le peuple élu par l’ONU, c’est-à-dire par l’opinion internationale hyperdominante? La nouvelle vox dei?
Le propalestinisme est devenu l’un des noms possibles de la nouvelle judéophobie. Peut-être le nom qui lui convient le mieux. Aujourd’hui, on ne peut plus être antijuif sans être propalestinien. Mais c’est la réciproque de cette proposition qui fait frémir : car il faut envisager qu’on ne puisse plus être propalestinien sans être antijuif. Et la thèse s’applique également aux juifs – Israéliens compris – qui ont épousé la cause palestinienne. Au-delà de la vieille haine de soi qu’on trouvait chez les juifs, convertis ou non, devenus des collaborateurs de la cause antijuive -de Nicolas Donin au XIIIe siècle à Jacob Brafman au XIXe ou Arthur Trebitsch au XXe-, on trouve l’entrée en guerre contre soi, incarnée par les militants de la cause antisioniste radicale, séduits par le négationnisme (Noam Chomsky) ou fascinés par l’islamisme palestinien, machine à fabriquer des fanatiques et des « martyrs ». Loin de provoquer dégoût et répulsion, la radicalité exerce une séduction sur de nombreux esprits. Pour les propalestiniens inconditionnels de toutes origines, « le juif » est l’ennemi. Grâce au propalestinisme, la judéophobie est à la portée de tous, « sans distinction d’origine, de race ou de religion », comme dit l’article 2 de la Constitution de la Ve République. Le XXIe siècle commençant a inventé la judéophobie universellement partageable.
© Pierre-André Taguieff
Références:
Robert S. Wistrich, Antisemitism : The Longest Hatred, Londres, Thames Methuen, 1991.
Léon Poliakov, De Moscou à Beyrouth. Essai sur la désinformation, Paris, Calmann-Lévy, 1983, pp. 13, 178.
Pierre-André Taguieff, La Judéophobie des Modernes. Des Lumières au Jihad mondial, Paris, Odile Jacob, 2008, pp. 262-308 ; id., La Nouvelle Propagande antijuive, op. cit., pp. 229-374 ; id., Aux origines du slogan « Sionistes, assassins ! ». Le mythe du « meurtre rituel » et le stéréotype du Juif sanguinaire, Paris, Les Études du CRIF, n° 20, mars 2011.
Jean Genet, Un captif amoureux, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1986, p. 239. Voir deux commentaires éclairés et éclairants : Éric Marty, Bref séjour à Jérusalem, Paris, Gallimard, 2003, pp. 155 sq.; Émeric Deutsch, « Les racines du mal : les origines », in La Volonté de comprendre, textes réunis et présentés par Haïm Korsia, Paris, Les Éditions des Rosiers, 2011, pp. 282-286.
Voir Pierre-André Taguieff (dir.), Les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usages d’un faux, Paris, Berg International, 1992, t. II, pp. 614-615.