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Publié le 12 Décembre 2016

#Tribune - Contre les idées reçues sur l'abattage rituel, par Gérard Loeb

Alors que le débat est lancé dans plusieurs pays, et que tout et son contraire est déclaré, Gérard Loeb, point par point, démonte toutes les idées reçues sur l'abattage rituel. A lire pour comprendre !

« Première publication par JAMIF 2015 (nov-déc) ; 644. »

Alors que l’agence néerlandaise de l’alimentation vient de recommander à son gouvernement l’interdiction de la pratique de  l’abattage rituel (she'hita) [1] et qu’en France une enquête vidéo accablante sur un abattoir régional a été dévoilée, [2] on se souvient qu’une polémique sur la viande "halal" a, voici quelques temps, touché par ricochet la viande "casher", seule "convenable" à la consommation selon la loi religieuse juive. Pourtant, la she'hita a principalement pour but d'entraîner la mort en minimisant la douleur et de vider la bête de son sang, symbole de la vie. Elle impose l'abattage sans étourdissement.

 

Afin d'épargner toute souffrance évitable aux animaux au moment de l'abattage, le Conseil de l'Union européenne a rendu l'étourdissement obligatoire avant la saignée. [3] Cette obligation interdit en principe l'abattage rituel. Cependant, le Conseil a prévu en 2009 une dérogation afin de "respecter… le droit de manifester sa religion ou ses convictions par…  l’accomplissement des rites, tel que le prévoit… la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne". [4] Cette dérogation constitue un "engagement positif de l'État visant à assurer le respect effectif de la liberté d'exercice des cultes" [5] ; cependant, une résolution du Parlement européen prévoit que l'abattage sans étourdissement devra être signalé. [6]

 

En France, un décret du 28 décembre 2011 encadre strictement l’abattage rituel. Par ailleurs, des scandales alimentaires répétitifs - qui n'ont pas touché la filière casher - ont entraîné en 2013 une mission d'information sénatoriale sur la filière viande en France qui a recommandé l'indication des modalités d'abattage de la viande.[7]

 

Un étiquetage spécifique des animaux abattus sans étourdissement risquerait d'entraîner un boycott des viandes étiquetées et une stigmatisation des communautés juives et musulmanes, car derrière le prétexte du bien-être animal se profile parfois des idéologies peu avouables.

 

L'objectif officiel, minimiser la souffrance animale, est évidemment louable. Reste à savoir si l'étourdissement des animaux minimise mieux la souffrance animale que l'abattage rituel. Or c'est là où le bât blesse : la mesure de la souffrance animale est impossible. La difficile évaluation de la perte de conscience, c'est-à-dire de l’étourdissement, est le seul témoin possibleet encore : on ne fait que supposer que l'animal est inconscient, par analogie avec les modifications occasionnellement décrites chez l'être humain.[8]

 

Cet avis est partagé par l'Académie vétérinaire de France (dont on notera avec perplexité  que ses représentants n'ont pas été auditionnés par la mission d'information sénatoriale). 5 L'Académie indique ainsi : "dans l'état actuel de la psycho-physiologie des états de conscience, aucun paramètre clinique, biologique ou électrophysiologique ne permet d'apprécier de manière certaine le moment précis de la perte de la sensibilité consciente".[9]

 

Trois méthodes principales d’étourdissement sont courantes : l’utilisation d’un pistolet à tige perforante pour les bovins, le choc électrique pour les ovins et les volailles, le gazage pour les porcs et les volailles.

 

1)Les bovins sont étourdis grâce à une tige qui perfore leur boite crânienne. Cependant, un positionnement incorrect du coup peut ne pas produire l'inconscience, et l’animal sera alors saigné conscient. Chez les bovins, il a été démontré que si le site d'étourdissement est à plus de 4-6 cm de la position idéale, l'efficacité de l'étourdissement est réduite de 60 %.[10] Or le taux d’échec de l’étourdissement chez les bovins avec cette technique peut atteindre 16 %, 4alors que celui des échecs de l’abattage rituel entrainant une perte de conscience du bovin dans un délai non acceptable est de 17 % (abattage casher et halal confondus), un taux d'échec équivalent. Aux USA, sur onze abattoirs bovins, seuls quatre (36 %) étaient en mesure de rendre 95 % des bovins insensibles d'un seul coup. [11] Plus de la moitié (jusqu'à 53 %) des taurillons doivent être étourdis deux fois (ou plus !) avant d'être déclarés inconscients. [12][13] Des problèmes analogues avaient été préalablement rapportés dans un abattoir européen. [14]

 

2) Lors de l’étourdissement électrique des ovins et des volailles, une activité cérébrale du même type que celle notée dans l'épilepsie est enregistrée à l'électro-encéphalogramme. Cette activité ne permet pas d'établir si un animal est entièrement sensible ou non, ou le temps après lequel il devient insensible. [15] En outre, cet étourdissement électrique est plus proche de l’électrochoc sans anesthésie que de l'épilepsie, alors même que chez l'être humain l'électrochoc sans anesthésie est aujourd'hui qualifié de "barbare" et a été comparé à la chirurgie sans anesthésie ; le Comité européen pour la prévention de la torture assimile d'ailleurs l'électrochoc sans anesthésie à la torture. [16],[17]  En outre, même chez l'être humain, la réalisation d'un électrochoc avec anesthésie est loin d'obtenir toujours des résultats parfaits.

 

Les données provenant d'enregistrements électro-encéphalographiques ont d'ailleurs leurs limites et exigent un certain degré d'évaluation subjective. Pour identifier l’état de conscience des animaux, les experts se réfèrent à des critères différents, éventuellement combinés, qui peuvent conduire, dans certains cas, à des conclusions différentes, comme le confirme le rapport de l'INRA de 2009. [18] Ces méthodes ne peuvent donc pas établir avec certitude si un animal est réellement insensible ("bien que ce soit généralement considéré comme étant le cas, de récents résultats expérimentaux ont jeté quelques doutes sur cette hypothèse") [19] ; elles ne peuvent pas non plus établir le temps après lequel il le devient effectivement. En outre, dans un abattoir industriel où des centaines d'animaux sont abattus chaque jour, il ne sera évidemment jamais possible de mettre en place un système de surveillance sophistiqué pour mesurer individuellement l'activité cérébrale et la qualité de l’étourdissement des animaux. 13, [20]

 

Par ailleurs, les signes externes de la perte de conscience n'en sont pas non plus des indications fiables. Les convulsions, le pédalage des bovins ou le battement des ailes des volailles sont d’ordre réflexe. Le réflexe cornéen persiste longtemps après la perte de conscience. L'observation du rythme respiratoire n'est pas non plus un critère satisfaisant, pas plus que les mouvements spontanés, même quand la tête a été séparée du corps : on connait le cas du poulet sans tête qui marche.  6, [21]

 

Dans la pratique courante, l'efficacité réelle de l'étourdissement par le courant électrique est discutable. Elle dépend à la fois de la qualité de l’équipement et de la dextérité de l’opérateur. Selon le rapport de l'INRA de 2009, 16lors d’une enquête réalisée en 2001 dans cinq abattoirs néozélandais, le pourcentage d’échec de l'étourdissement par choc électrique pouvait parfois atteindre plus de la moitié, 54 % d'entre eux. Pour les volailles, il existe très peu de données. Plusieurs méthodes sont utilisées (bain électrifié ou gazage), mais… "on ignore laquelle est la plus humaine". 18

 

En conclusion, il existe de nombreuses incertitudes quant à l'hypothétique supériorité d'une méthode d'abattage sur une autre.

 

Dans un autre domaine, l'hypothèse parfois avancée [22] d'une contamination bactérienne de la viande par Escherichia Coli (bactérie aérobie, qui a besoin d’oxygène) est invraisemblable puisque, comme chez l'homme, E. Coli n'est pas habituellement rencontré dans le rumen (l'estomac) des bovidés (qui contient essentiellement une flore anaérobie [qui n’a pas besoin d’oxygène]) [23], [24] mais seulement dans l'intestin [25] et sur le cuir [26] de l'animal. D'ailleurs ni le rapport de l'ANSES [27] ni le rapport de la mission d'information sénatoriale 5ne considèrent cette hypothèse comme établie.

 

 

Dans ces conditions, si l'on veut œuvrer efficacement pour la protection et le respect des animaux d'abattoir, il serait raisonnable de s'assurer, dans chaque abattoir et à chaque étape, du respect de normes fondées non pas sur des a priori, mais sur des résultats scientifiquement validés ; et cela devrait être fait dès la période de pré-abattage. En effet, selon le rapport de l'INRA de 2009, 16plus de 97 % des carcasses de gros bovins présentent des meurtrissures provoquées avant l'abattage.

 

Le décret du 28 décembre 2011 a subordonné l'obtention d'une dérogation à l'obligation d'étourdissement à des critères objectifs, ce qui a représenté une avancée significative. Il faudrait cependant aller plus loin : des méthodes détaillées d'audit des abattoirs et de leurs pratiques, méthodes  qui comportent plusieurs critères techniques, véritables indicateurs de qualité, ont été proposées en 2010. [28] Ces indicateurs devraient être utilisés et publiés comme le sont les indicateurs de qualité des hôpitaux ; leur surveillance permettrait aux consommateurs de savoir que les animaux ont été tués dans des conditions respectueuses dans des abattoirs respectant les meilleures pratiques, [29] et… pousserait les autres à s'améliorer.

 

Pour l'abattage rituel juif, un certain nombre d’avantages en matière de protection animale ont d'ailleurs été constatés ; en particulier, lorsque la longueur de la lame d’égorgement est d'au moins deux fois celle du diamètre du cou - ce qui est obligatoire pour valider la she'hita - l'absence de réaction de l'animal a été remarquée. [30],  [31]

 

Tout étiquetage qui mentionnerait l’abattage rituel serait de fait stigmatisant envers les communautés religieuses. Il  témoignerait d’un parti pris en matière de souffrance animale, alors que les données scientifiques sur l’efficacité de l’étourdissement sont parfaitement contradictoires.

 

Ne tenant pas compte de tous les épisodes liés à l’abattage (transport, manipulation, technique d’étourdissement, gaz utilisé, échec de l’étourdissement…), cet étiquetage serait inefficace en matière de protection animale et révèlerait des intentions politiques inavouées.

 

Cet étiquetage serait d'autant plus contre-productif que les consommateurs sont peu intéressés par le fait que la viande qu’ils consomment provienne ou non d’animaux qui ont été étourdis avant d’être abattus. Ils estiment d'ailleurs que si la viande provenant de l’abattage rituel était étiquetée comme telle, le sens de l’équité voudrait que des informations soient alors données sur les méthodes d’étourdissement employées. [32], [33]

 

En fait, "si l'on veut réellement tenir compte de la souffrance des animaux d'élevage, c'est toute la conception de leur fin de vie qu'il faudra repenser". [34] Et même toute la conception de leur élevage.

 

L’auteur remercie pour leurs conseils Me Élie KORCHIA, avocat au barreau de Paris, vice-président du Consistoire de Paris, et, tout particulièrement, le Dr Bruno FISZON, Grand-rabbin de la Moselle, membre de l'Académie vétérinaire de France ; sans eux cet article n’aurait pas été possible.

 

Conflit d’intérêt : aucun.



[1] Sokol S. Diaspora. Dutch Chief Rabbi blasts call for ritual slaughter ban. The Jerusalem Post. 2015 (1/11). http://www.jpost.com/Diaspora/Dutch-Chief-Rabbi-blasts-call-for-ritual-slaughter-ban-431720

[2] Sigler P. Des traitements barbares réservés aux animaux des abattoirs. Huffingtonpost 2015 (15/10). http://www.huffingtonpost.fr/pierre-sigler/condition-animales-abattoirs_b_8291986.html

[3]  Conseil de l'Union européenne. Directive 93/119/EC du 22 décembre 1993 sur la protection des animaux au moment de leur abattage ou de leur mise à mort. JO L 340, 31/12/1993, p 21-34.

[4] Règlement N° 1099/2009 du Conseil européen sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort. Journal officiel de l’Union européenne 2009 (24 septembre): L 303/1-30.

[5] Cour européenne des droits de l'homme (Grande chambre). Arrêt du 27 juin 2000, affaire Cha'are Shalom Ve Tsedek c/France.

[6] Parlement européen. Résolution législative du 16 juin 2010 sur la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil concernant l'information des consommateurs sur les denrées alimentaires. (COM(2008)0040 – C6-0052/2008 – 2008/0028(COD)). Vote préliminaire en première lecture, amendement  n° 205 du 18-06-2010.

[7] Goy-Chavent  S, Bourzai B et coll. Sénat, N° 784. Rapport d´information fait au nom de la mission commune d'information sur la filière viande en France et en Europe : élevage, abattage et distribution. N° 784.  Enregistré le 17 juillet 2013 à la Présidence sénatoriale.

[8] Knudsen SK. A review of the criteria used to assess insensibility and death in hunted whales compared to other species. Vet J  2005 Jan;169(1):42-59.

[9] Académie vétérinaire de France. Avis. 2009 (15 octobre).

http://www.academie-veterinaire-defrance.org/avis-rapports/avis-rapports-2009.html

[10] Daly CC, 1987. Concussion stunning in red-meat species. In: Proceedings of the EEC Seminar on Pre-slaughter Stunning of Food Animals. European Conference on the Protection of Farm Animals, Horsham, England, pp. 94–100. Cité par Knudsen SK, 2005.

[11] Grandin T. Objective scoring of animal handling and stunning practices at slaughter plants. J Am Vet Med Assoc. 1998 Jan 1; 212(1):36-9.

[12] Daly CC, Whittington PE. Survey of captive bolt stunning in British abattoirs. 1992. RSPCA, Horsham, UK. Available from: The Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals, Enquiries Service, Wilberforce Way, Southwater, Horsham, West Sussex RH13 9RS, England. Cité par Knudsen SK, 2005.

[13] Kestin SC. Welfare aspects of stunning and slaughter of farm animals. 1992. In: Proceedings of the International Whaling Commission. Number IWC/44/HKW7. Cité par Knudsen SK, 2005.

[14] Aichinger CA. Implementation of electrical stunning of cattle in an EU approved abattoir. Vet med Diss 101 p. Cité par Zivotofsky, 2012.

[15] Blackmore, DK, Delany MW, 1988. Slaughter of Stock. A Practical Review and Guide. Publication 118. Veterinary Continuing Education, Massey University, New Zealand, pp. 1–134. Cité par Knudsen SK, 2005.

[16] Zivotofsky AZ, Strous RD. A perspective on the electrical stunning of animals: are there lessons to be learned from human electro-convulsive therapy (ECT)? Meat Sci. 2012 Apr;90(4):956-61. Epub 2011 Dec 8.

[17] Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants. Commitment to psychiatric establishments, Section 39 ECT, Council of Europe Convention. 2002. Cité par Zivotofsky, 2012.

[18] Le Neindre P, Guatteo R, Guémené D, Guichet JL, Latouche K, Leterrier C, Levionnois O, Mormède P, Prunier A, Serrie A, Servière  J (éditeurs), 2009. Douleurs animales : les identifier, les comprendre, les limiter chez les animaux d’élevage. Expertise scientifique collective, synthèse du rapport, INRA (France), 98 pages.  http://www.abattagerituel.com/pdf/Douleurs-animales-synthese-INRA.pdf

[19] Manteca X. Neurophysiology and assessment of welfare. Meat Science 1998; 49: S205–S218.

[20] Gregory NG. Humane slaughter. Outlook on Agriculture 1991; 20: 95–101. Cité par Knudsen SK, 2005.  

[21] Maria G, Lopez M, Lafuente R, Moce ML. Evaluation of electrical stunning methods using alternative frequencies in commercial rabbits. Meat Science 2001; 57: 139-43.

[22] Thillier JL cité par  Jaillette JC. Marine Le Pen : Toute la viande française est devenue halal. Marianne 2012 (Dimanche 19 Février).

http://www.marianne.net/Marine-Le-Pen-Toute-la-viande-francaise-est-devenue-halal_a215753.html

[23] Thivend P, Fonty G, Jouany JP, Durand M, Gouet P. [The rumen fermenter].  Reprod Nutr Dev. 1985;25(4B):729-53.

[24] Hoover WH, Miller TK. Rumen digestive physiology and microbial ecology. Vet Clin North Am Food Anim Pract. 1991 Jul;7(2):311-25.

[25] Walker C, Shi X, Sanderson M, Sargeant J, Nagaraja TG. Prevalence of Escherichia coli O157:H7 in Gut Contents of Beef Cattle at Slaughter. Foodborne pathogens and disease 2010; 7(3):249-55.

[26] Nastasijevic I, Mitrovic R, Buncic S. Occurrence of Escherichia coli O157 on hides of slaughtered cattle. Letters in Applied Microbiology 2008; 46:126–31.

[27] Avis de l'ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) relatif aux contaminations microbiologiques des viandes à l'abattoir sur la saisine n° 2008-SA-0308. 2010 (10 décembre).

[28] Grandin T.  Auditing animal welfare at slaughter plants. Meat Science 2010; 86: 56–65.

[29] Dunoyer P. La règlementation applicable dans le domaine de l'abattage rituel. Communication présentée le 12 juin 2008. Bull Acad Vet France 2008;161 (4):341-50.

[30] Grandin T.  Euthanasia and slaughter of livestock. Journal of the American Veterinary Medical Association 1994; 204: 1354−60. Cité par Grandin T.  Auditing animal welfare at slaughter plants. Meat Science 2010; 86: 56–65.

[31] Barnett J L, Hemsworth PH. Welfare monitoring schemes: Using research to safeguard animals on the farm. Journal of Applied Animal Welfare Science 2009; 12: 114−31.

[32] Garson C. Les consommateurs européens peu intéressés par l’étiquetage de la viande. Actualité juive hebdo 2015 (18 juin); 26 (1349).

[33] European Commission. DG Health and Food Safety. Study on information to consumers on the stunning of animals. Final Report. 2015 (23.02). http://ec.europa.eu/food/animals/docs/aw_practice_slaughter_fci-stunning_report_en.pdf

[34] Vincent C. Comment réduire la souffrance animale lors de l'abattage rituel ou conventionnel. Le Monde 2012 (28 mars).

 

 

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