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Publié le 30 Janvier 2013

« Avoir le courage d’aider : le sauvetage pendant l’Holocauste » - Maison de l’UNESCO, Paris France

 

La Journée internationale dédie à la mémoire des victimes de la Shoah a été marquée à Paris, le 28 janvier 2013, par une manifestation entrant dans le cadre des Nations Unies, organisée à la Maison de l’UNESCO.

Il y a un immense travail de mémoire qui a été entrepris depuis longtemps, mais une grande vigilance sera toujours requise

 

M. Adama Dieng, secrétaire général adjoint des Nations-Unies, en charge de la prévention du génocide est intervenu, à cette occasion. Voici des extraits de son allocution.

 

« De l’enseignement de l’Holocauste à la prévention des  génocides : qu’avons-nous appris du passé ? »  Par M. Adama Dieng, Secrétaire général adjoint, Conseiller spécial pour la prévention du génocide

 

« Il y a 68 ans, des hommes porteurs d’une idéologie justifiant à leurs yeux que certains de leurs congénères ne soient considérés ni comme leurs égaux ni même dignes de vivre à leurs côtés, simplement du fait de leur race ou de leur religion, ont préconisé leur éradication de la terre. Cette opération de destruction était ambitieuse. Pour cela ils l’avaient baptisée « solution finale ». Ce fut un échec. Malgré l’extermination de 6 millions d’individus, le Peuple juif a survécu, et avec lui une Nation, ce « commun vouloir de vie commune » pour paraphraser Léopold Sédar Senghor. Mais le mal dont la « solution finale » était porteuse a bien frappé. Des millions de vies humaines ont été détruites et des survivants meurtris auront porté et portent encore, à jamais, les stigmates de cette horreur.

 

En novembre 2012, j’ai visité le mémorial de la Shoah à Paris. J’ai parcouru le mur des noms avec beaucoup d’émotion. Mais je l’ai quitté avec un sentiment d’insatisfaction, frustré de n’avoir pu lire tous les 76 000 noms de victimes du nazisme gravés dans la pierre. J’aurais bien aimé communier avec chacun de ces 11 000 enfants, enfants d’Auschwitz ou de Sobibor, qui ont été privés d’avenir au  mépris de leur innocence, et ce par d’autres humains, gagnés par la folie de l’extrémisme et du fanatisme. Ce mur reste néanmoins, l’un des symboles forts de la préservation de la mémoire, face au « temps assassin qui emporte avec lui le rire des enfants », comme disait Renaud dans « le mistral gagnant ».

 

68 ans, c’est à peine un clin d’œil dans le cycle d’évolution des sociétés. Cependant, cette durée, rapportée à l’échelle de vie individuelle n’est pas négligeable. 68 ans c’est le troisième âge. La mémoire traitresse et évanescente nous fait des infidélités, nous privant ainsi du récit viva voce de certains détails de l’horreur des camps, que ni les livres d’histoire, ni même les vidéos ne sauraient remplacer.

 

Il y a quelques années nous avons vu passer les derniers poilus, symboles vivants d’une détresse humaine antérieure. La dégénérescence physique inéluctable les avait déjà rendus inaudibles avant même qu’ils ne s’effacent. Ce moment arrivera aussi, dans deux décennies ou trois au plus, où nous serons privés de ce témoignage toujours poignant des victimes de l’holocauste. J’évoque cette échéance avec angoisse, parce qu’il faut conjurer la menace de l’oubli.

 

L’oubli ! Ce mot est très chargé et parfois ambivalent. Après avoir vécu l’horreur, ou simplement la douleur, l’oubli nous permet de sortir du traumatisme et de nous reconstruire. Cependant cette thérapie individuelle doit se conjuguer avec la nécessité absolue de maintenir vivace la mémoire de l’innommable ; mémoire sans laquelle les humains seraient voués à répéter les horreurs du passé.

 

Il y a un immense travail de mémoire qui a été entrepris depuis longtemps, mais une grande vigilance sera toujours requise. La documentation systématique en est un aspect important. Mais il faut aussi se garder d’entretenir une mémoire qui se refroidit, un souvenir désincarné. Ce danger nous guette à mesure que le temps passe. À ceci s’ajoute que nous vivons dans un monde où la frontière entre le virtuel et le réel s’efface. La filmographie de la Shoah, qui a joué un rôle essentiel dans la préservation de la mémoire, n’échappe pas elle-même à ce danger. Nous avons donc le devoir de nous assurer que les symboles émouvants des chambres à gaz ne se pétrifient pour ne nourrir ultérieurement que des postures idéologiques. Les récriminations presque unanimes contre de récentes dénégations révisionnistes de la Shoah, proférées dans certains milieux, sont rassurantes. Mais la garde doit rester haute à cause de la faculté de distanciation des humains avec les horreurs du passé. Lorsqu' on évoque aujourd’hui la question de l'esclavage ou le massacre des Indiens d'Amérique, ou encore plus loin, lorsqu'on parle des guerres de religion qui ont presque dépeuplé l'Europe au moyen âge, la charge émotionnelle n'est pas la même que quand on évoque des évènements tragiques de moindre ampleur, mais qui nous sont contemporains. Édith Piaf a eu bien raison de se désoler dans sa chanson "miséricorde". Elle a beau s'agripper désespérément au souvenir de l'odeur de la veste de son bien aimé disparu quand elle dansait contre lui, mais elle sait que la vie "est si moche, que même ça elle va l'oublier".

 

Après 1945, l’humanité s’était écriée « plus jamais ça ! ». Puis nous avons vécu les camps de la mort au Cambodge, Srebenica et  les 100 jours du génocide tutsi au Rwanda. Encore plus près de nous, la furie meurtrière est en œuvre en Syrie avec plus de 60 000 morts, en majorité des civils, dont des femmes et des enfants, en plus du risque de voir bientôt des minorités religieuses ou ethniques ciblées de façon plus systématique.

 

Je ne suis pas de ceux qui pensent que l’humanité est incapable de tirer les leçons du passé, et que par suite, elle serait condamnée à répéter périodiquement les mêmes erreurs, les mêmes horreurs. Je suis plus enclin à croire que l’ « humanité » en tant que concept est une réalité plus complexe que ce nous postulons, c'est-à-dire des individus avec un niveau d’information et de culture homogène qui transcende l’espace et le temps. La réalité plus triviale nous enseigne que le sniper ou le milicien qui a sévi dans les collines de Cyangugu, n’est pas surement dépositaire du lourd héritage d’autres humains dans d’autres parties du monde. Les dirigeants, qui souvent portent la responsabilité des guerres, sont sans doute informés de la marche du monde et des horreurs qui se passent dans d’autres contrées. Mais les passions et les ambitions prennent souvent le dessus sur ce qui n’est perçu parfois que comme le malheur des autres. En définitive, nous vivons dans un monde très globalisé et qui paradoxalement, souffre de ne pas être intégré davantage. Ce dont nous avons besoin, c’est d’un monde tellement confraternel que l’indigène vivant dans les recoins de la forêt amazonienne soit sensible au drame humain survenant sur les hauteurs de l’Himalaya. C’est à ce prix que le terme « humanité » recouvrira la plénitude de son sens.

 

La tâche d’information, d’éducation et de sensibilisation requises pour un tel idéal est certes gigantesque, mais nous n’avons d’autre choix que de nous y atteler sans tarder.

 

En reconnaissant l’échec de l’Organisation des Nations Unies dans la prévention des génocides au Rwanda et en Bosnie, Kofi Annan avait lancé en 2004 un plan d’action  pour la prévention de ce crime immonde. Ce plan inclut, entre autres, l’établissement du poste de Conseiller spécial pour la prévention du génocide. En coopération avec le Conseiller spécial pour la responsabilité de protéger, nous nous occupons de prévenir des crimes d’atrocité, y compris le génocide, les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, ainsi que leur incitation.

 

Mon bureau dispose d’un mandat global. Il recueille et analyse l’information sur des situations à risque partout dans le monde.  Nous utilisons cette information pour analyser des cas spécifiques et, lorsque nous jugeons qu’il y a un risque de crimes d’atrocités, nous alertons le Secrétaire général et mobilisons les différents organismes des Nations Unies pour mettre en place des mesures de prévention.  De plus, mon bureau s’occupe du renforcement des capacités de prévention des Nations Unies, des États membres, des mécanismes régionaux et sous-régionaux ainsi que de la société civile.  Enfin, nous sommes chargés de promouvoir le concept de la « Responsabilité de protéger », et de faire jour sur les causes et dynamiques du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité.

 

Les crises en République centrafricaine, en République Démocratique du Congo, en Syrie, au Mali et au Soudan, nous rappellent de façon tragique l’ampleur de la tâche de prévention des crimes horribles.  Même si mon bureau tente de faire face de façon quotidienne aux défis de la prévention des crimes d’atrocité, nous ne pouvons agir seuls.

 

Le travail de prévention a besoin du soutien et de l’engagement de la communauté internationale, et en particulier des États membres qui sont les premiers responsables de la protection de leurs populations. Nous sommes en train de développer un partenariat avec l’UNESCO pour inclure l’éducation à l’Holocauste et à la prévention du génocide dans les curricula scolaires.  Cette éducation sera un élément fondamental dans la promotion des droits de l’homme, des libertés fondamentales, de l’état de droit, et des valeurs de tolérance et de respect.

 

Les organisations de la société civile, y compris les organisations non gouvernementales, les centres de recherches et les universités, les groupes de femmes et de jeunes, disposent de nombreux moyens pour contribuer aux efforts globaux de prévention des crimes d’atrocité.  La société civile ainsi que la communauté internationale seront les sentinelles vigilantes pour s’assurer que les gouvernements se hissent à la hauteur de leurs responsabilités quand des populations sont exposées à des risques d’atrocité.  Ces organisations peuvent aussi sensibiliser, éduquer et mobiliser les officiers gouvernementaux pour la mise en œuvre de leur obligation de protection.  Des mécanismes pour la prévention des crimes d’atrocité pourraient être mis en place, en collaboration avec les gouvernements.

 

Nous convenons tous que l’éducation à la tolérance et au respect  de la diversité est la clé pour la prévention. Cette noble mission se heurte souvent au fanatisme, à la passion et à l’ambition des individus. Mais nous savons heureusement que les peuples éduqués et sensibilisés savent s’ériger en rempart pour défendre leurs valeurs. Agissons donc ensemble pour faire triompher nos valeurs communes. Elles ont pour nom respect de la vie, respect de la différence. C’est à ce prix que nous pourrons, à l’occasion de journées de commémoration comme celle qui nous réunit aujourd’hui, regarder un passé hideux avec la pleine conviction qu’il ne se répètera pas. »

 

Gérard Fellous