Quel est l'élément déclencheur de ce roman ?
Le thème de l'otage est tellement brûlant. Il regroupe tant de paramètres : la solitude devant la mort, l'éloignement surtout pour quelqu'un qui n'est pas mêlé à la politique.
Rien d'autobiographique ?
Il y a eu quelque chose mais uniquement à la surface. Il y a à peu près deux ans, j'ai été victime d'une tentative d'enlèvement. J'étais à San Francisco pour une conférence et, dans l'ascenseur, un jeune homme de 22 ans a tenté de m'enlever. Il a avoué ensuite qu'il me suivait partout depuis des semaines et il a attendu que je sois seul pour me forcer à admettre que l'Holocauste n'avait pas eu lieu. J'ai commencé à hurler « Au secours » mais il ne se passait rien. Plus tard, j'ai appris qu'une vingtaine de personnes avaient entendu, mais aucune n'est venue. La porte de l'ascenseur s'est ouverte, il a pensé qu'on venait à mon secours et il a pris la fuite.
Cet événement a-t-il influé sur le livre ?
J'ai commencé à écrire ce livre un an avant cet incident. Depuis des années, j'essaie de tirer la sonnette d'alarme sur le terrorisme, ce danger qui guette le monde.
Le terrorisme est-il en mutation ?
Il a franchi les étapes et les degrés. Il y a eu la période romantique avec les anarchistes. Aujourd'hui, c'est la brutalité nue, l'extrême, le dépassement total. Au départ, on avait affaire à un terrorisme ciblé, par exemple un chef d'État ou des généraux. On s'en prend désormais à des anonymes.
Comme Shaltiel, le personnage principal d'« Otage »...
Il n'a jamais insulté quelqu'un ni défendu aucune cause. C'est un homme simple, un conteur qui adore les mots, les enfants et les vieillards.
Comment expliquez-vous que l'enfant, le vieillard et le fou reviennent de manière récurrente dans vos livres ?
Ce sont eux qui ont été les premiers à partir pendant la guerre. L'ennemi les a ciblés. Je me suis dit qu'ils méritaient un refuge, un toit, une identité. Et je leur offre donc ce qu'ils n'ont pas eu.
Le Talmud est-il votre référence première ?
Je l'étudie encore tous les jours. J'ai toujours un petit traité avec moi. C'est une vraie passion.
Vous écrivez à propos de Shaltiel : « Né sans doute dans la joie, j'ai toujours vécu dans l'angoisse ». Est-ce aussi votre cas ?
Bien sûr. Je me rends compte que le monde ne va pas bien, tout simplement. Qu'est-ce qu'on peut faire encore qu'on n'a pas déjà réalisé dans l'horreur ? L'antisémitisme continue de croître dans le monde entier. Le fanatisme au pouvoir m'angoisse. Ahmadinejad veut une bombe atomique pour anéantir l'État juif. L'angoisse qui m'accompagne tout le temps ne nie pourtant pas la joie.
Les enfants sont-ils la raison de votre engagement ?
Absolument. Chaque fois que j'ai épousé une cause pour les droits de l'Homme, cela a toujours commencé avec un visage d'enfant. J'enseigne aussi depuis 40 ans et j'adore ça. Il y a une relation affective entre mes élèves et moi. Je reste pour la plupart en contact avec eux.
Est-il impossible pour vous de ne pas vous retourner vers le passé ?
Je ne vis pas dans le passé, c'est le passé qui vit en moi. Je ne lui permets pas de gouverner ma vie au point de dire que le reste ne compte pas. Pas du tout. C'est parce que le passé est là que le reste compte et mérite toute mon attention.
Dans le livre, vous dites : « Ne jamais céder au chantage terroriste ». Est-ce vraiment la position d'Israël ?
(Hésitant) Ce n'est pas si simple que ça. Netanyahu est prêt à échanger un grand nombre de prisonniers de guerre, mais c'est lui qui veut les choisir. De l'autre côté, ils veulent aussi avoir le dernier mot concernant le choix des otages à libérer. Et puis, dans le passé, des prisonniers palestiniens libérés sont revenus le lendemain attaquer Israël.
Pourquoi autant d'interrogations dans votre écriture ?
Je ne vis que pour ça. Dans une société, un monde si vaste, il faut s'interroger. Le questionnement accompagne toute ma démarche, qu'elle soit personnelle ou collective. Pourquoi ai-je survécu ? Logiquement, je n'étais pas fait pour survivre, croyez-moi. J'étais toujours timide, craintif. Même dans les camps je n'ai rien fait pour survivre. Tant que mon père était vivant, je voulais rester en vie pour lui parce que je savais que si je mourais il allait se laisser aller. Il n'a pas tenu le coup. Les derniers jours à Buchenwald, on a évacué le camp parce que les Américains approchaient. Nous étions dans un bloc pour enfants, près du portail. Si je l'avais franchi, je ne serais plus là. Puis, il y a eu une alerte aérienne et on a été libéré quelques heures plus tard.
Avez-vous toujours foi en Dieu ?
Disons qu'il s'agit d'une une foi blessée.
L'aviez-vous perdue au sortir des camps ?
Au contraire. Après la guerre, je suis devenu plus religieux qu'avant. C'était une volonté pour montrer à l'ennemi qu'il n'avait pas vaincu. C'est après seulement, quand j'ai commencé à étudier la philosophie, que cela a un peu changé. On ne peut pas concevoir Auschwitz sans Dieu. Je ne divorce pas, mais je me dispute avec lui.
Vous dites :« Le peuple juif, en exil depuis 2 000 ans, n'a jamais opprimé un autre peuple ». À votre avis, pourquoi cet acharnement contre lui ?
Je ne sais pas. Pourquoi ce peuple-là ? Que les juifs soient riches ou pauvres, on les déteste. Le dalaï-lama, qui est un grand ami, m'a appelé et m'a dit : « Votre peuple est en exil depuis 2 000 ans et vous êtes toujours là. Mon peuple vient de sortir de chez soi et d'entrer en exil, je sais que la route sera longue. Expliquez-nous l'art de survivre ? ». Pour moi, aucun peuple n'est supérieur à un autre, aucune religion n'est supérieure à une autre. Chacun à sa façon peut revendiquer son identité profonde.
Depuis Carter, vous avez été reçu par tous les présidents américains...
Je suis une sorte d'envoyé présidentiel (rires). Quand Obama vous demande de l'accompagner à Buchenwald, (en juin dernier, ndlr) on ne peut pas refuser. Aucun de mes discours n'a eu un tel retentissement, pas à cause de moi mais de lui. Toutes les télévisions au monde ont retransmis ça en direct.
Pourquoi avoir refusé en 2006 la présidence de l'État d'Israël ?
Parce que, d'abord, ma femme aurait divorcé (rires). J'étais la deuxième personne non israélienne à qui on proposait ça. Le premier était Albert Einstein qui avait refusé parce qu'il ne parlait pas hébreu. Ehud Olmert, le Premier ministre, m'a dit : « Tu n'auras pas cette excuse ». J'ai été assiégé pendant deux mois. J'ai dû aller en Israël pour une conférence et j'ai eu une couverture médiatique sans précédent. Un journaliste me dit : « Mr le professeur Wiesel, est-ce parce que nous ne sommes pas assez bons pour vous que vous refusez cet honneur ? ».
Qu'avez-vous répondu alors ?
J'ai trouvé les mots justes : « Pourquoi vient-on vers moi ? Je n'ai rien, je ne suis pas milliardaire ni président de mouvement. Je n'ai que des mots mais ils sont à moi. Dès l'instant où je deviens Président, ils ne le seront plus ».
Entretien publié vendredi 03 septembre 2010 dans Nord-Eclair
Photo : D.R.