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Publié le 3 Février 2011

Finkielkraut : «Y a-t-il une tradition démocratique en Egypte ? Je l’espère»

Mais où sont passés les défenseurs des droits de l’homme ? Que pensent-ils, ces intellectuels qui, au nom de la démocratisation du monde arabe, avaient refusé de condamner l’intervention américaine en Irak ? Nés du combat contre le totalitarisme soviétique, ces «néoconservateurs à la française» n’ont cessé de dénoncer l’islamisme ces dernières années, toujours au nom de la démocratie. Or, aujourd’hui, ils sont silencieux. Pas un qui n’ait appelé à soutenir les démocrates tunisiens et égyptiens comme ils le firent pour la Géorgie ou l’Ukraine. Pour Libération, le philosophe Alain Finkielkraut (1) explique les raisons de cette prudence.




Généralement prompts à soutenir les démocrates partout dans le monde, les intellectuels français restent silencieux devant les soulèvements des peuples tunisien et égyptien. Pourquoi ?



Je suis fasciné, mais prudent. Il y a un précédent : en 1979, en Iran, un dictateur a été chassé du pouvoir. Cela a donné la révolution islamique, dont tout le monde ou presque s’accorde à dire qu’elle est au moins aussi terrible et peut-être pire que le régime du chah par un irrésistible mouvement populaire. A l’époque, on a beaucoup reproché à Michel Foucault son enthousiasme trop hâtif. Raison de plus, aujourd’hui, pour ne pas se précipiter. Bien sûr, il y a quelque chose de merveilleux à voir un peuple se révolter contre un pouvoir autocratique et prédateur. Mais nous savons aussi que, pendant ce temps, les coptes sont en très mauvaise posture et que cela n’est pas le fait de Moubarak, mais d’une partie du peuple. Si les Frères musulmans devaient prendre le pouvoir, leur situation se détériorerait encore et le traité de paix avec Israël pourrait être dénoncé.



Les peuples arabes seraient-ils par nature incapables de vouloir la démocratie ?



En Egypte, les manifestants s’interrompent pour faire la prière. Cette révolte contient des potentialités libératrices. Mais Sayyid Qutb, mort en 1966 et qui reste la principale référence idéologique des Frères musulmans, dénonçait l’errance des incroyants, des juifs, des chrétiens. Il fustigeait aussi « cette liberté bestiale qu’on appelle la mixité» et «ce marché d’esclaves qu’on appelle émancipation de la femme». Si cette idéologie arrive au pouvoir, un mouvement démocratique aura mis fin aux libertés démocratiques.



Pourquoi vous méfiez-vous des révolutions qui font tomber les dictatures arabes, tandis que vous aviez accueilli dans la joie les révolutions qui ont fait tomber les régimes communistes ?



Parce que, dans les pays de l’Est, il y avait une tradition démocratique dont les intellectuels dissidents, notamment tchécoslovaques ou polonais, étaient les héritiers. Une telle tradition existe-t-elle en Egypte ? Je l’espère, mais je n’en suis pas sûr. Mohamed el-Baradei n’est pas le Václav Havel égyptien, car tout le monde sait, ou devrait savoir, que lorsqu’il était directeur de l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA), il a sciemment minimisé le programme nucléaire iranien et occulté certains documents qui compromettaient Téhéran. Mohamed el-Baradei a parlé des Frères musulmans comme de simples conservateurs comparables aux islamistes turcs de l’AKP. Or l’AKP doit composer avec les laïcs et ceux-ci ont, en Turquie, une force et une légitimité sans équivalent dans les pays arabes. En outre, la modération d’Erdogan [Premier ministre turc, ndlr] est toute relative, comme en témoigne son rapprochement avec l’Iran. El-Baradei sera-t-il l’homme de la transition démocratique ou l’idiot utile de l’islamisme ?



(1) Dernier ouvrage paru : «L’explication», avec Alain Badiou, éditions Lignes. Lire aussi page 18



Propos recueillis par Éric Aeschimann. Article publié dans Libération du 3 février 2011



Photo : D.R.