En exergue de votre dernier livre, Quarante Méditations juives (Stock), on peut lire un verset du Deutéronome: "Car cette loi que je t'impose en ce jour, elle n'est ni trop ardue pour toi ni placée trop loin"... Notre époque semble pourtant si indifférente à cette "Loi". Pourquoi avoir choisi cette parole?
Nous vivons dans des sociétés perçues comme très éloignées de la loi biblique et où, précisément, la vie religieuse paraît devoir se faire dans la confrontation et l'antagonisme aux valeurs de ces mêmes sociétés. Comme si toute forme de réappropriation du religieux ne pouvait se faire que dans un arrachement, dans une projection vers un futur idéalisé qui gomme conjointement le présent et le passé. C'est la raison pour laquelle cette citation biblique est si précieuse, parce qu'elle nous rappelle ce que doit être la proximité, l'humanité de la Loi; et aussi l'urgence de la vivre dès maintenant et au quotidien. Si l'on veut bien sortir des logiques simplificatrices et hâtives, on peut imaginer toutes sortes de ponts, de canaux, d'échanges et de dialogues qui permettraient aux religions, plus qu'elles ne le font aujourd'hui et en toute humilité, d'être associées au débat de la cité. D'aider la société à sortir des ornières, de contribuer à éclairer ses choix, d'imaginer des solutions porteuses d'espoir. En tant que juif, j'ai la certitude que la grandeur d'une religion réside non pas dans sa force de conviction mais dans sa capacité de donner à penser à ceux qui ne croient pas en elle.
Qu'est-ce que cette loi, qui remonte à trois millénaires, a encore à dire au temps présent?
La parole de Dieu est, en tout temps, une parole actuelle. Qu'en est-il de la Loi qui en découle? Et en particulier, cette Loi, qu'a-t-elle à dire sur des événements qui sont spécifiques à notre temps présent? La question est par exemple de savoir si la loi biblique peut apporter des réponses à des interrogations d'ordre économique ou financier dans la crise actuelle. Evidemment, le Talmud, qui commente cette Loi, ne pouvait imaginer à son époque les tempêtes financières d'aujourd'hui, mais on peut y trouver d'utiles indications. Le Talmud enseignait, dans le langage de son temps, que l'individualisme est le pire ennemi de la confiance collective. S'il y a des causes complexes dans les tourmentes boursières, ce qui domine néanmoins, c'est la question de la confiance de nos sociétés dans les acteurs de l'économie et dans les décideurs politiques. L'individualisme forcené de ceux qui veulent "toujours plus" est peut-être le pire ennemi de la confiance collective. Alors aidons à fonder la confiance sur le travail, la solidarité, la justice - et non plus l'audace et la hardiesse de tout oser sans souci des autres.
Vous insistez sur la volonté de rendre le discours religieux audible par d'autres que ceux qui croient. N'est-ce pas une utopie?
Il y a, dans chaque religion, un questionnement. Je souhaite que mes concitoyens, qu'ils pratiquent ou non une religion, se sentent concernés par ce questionnement et surtout qu'ils ne le balaient pas, avec dédain, d'un revers de la main. De même que, dans une démocratie, on attend de chacun non pas qu'il devienne le chef, mais qu'il se sente concerné par les affaires de l'Etat.
Votre livre aborde de nombreuses inquiétudes, en particulier celle de la mort. Pourquoi?
Je suis inquiet à l'idée qu'aujourd'hui la mort n'est plus familière ni naturelle. On meurt à l'hôpital, seul, au lieu de mourir chez soi, entouré de ceux qu'on aime, avec le sentiment de conserver sa dignité. La mort contemporaine apparaît souvent dénuée de sens. C'est pourquoi il est difficile de mourir dignement, lorsque nos plus proches assistent impuissants et muets à notre lente disparition, lorsqu'ils ne peuvent pas ou ne veulent pas nous accompagner. Comment peut-on se mettre en paix avec soi-même et les autres, dire au revoir, transmettre quelque chose de soi et de son expérience de vie si tout le monde prend la fuite ou fait comme si on n'allait pas mourir? Souvent, on prétend épargner le mourant mais, en réalité, on se protège soi-même de l'émotion trop forte que déclencherait un dialogue autour de la mort. Le mourant, de son côté, joue à celui qui ne sait pas qu'il va mourir. Comment une personne peut-elle faire sienne une mort dont on ne lui dit rien? C'est de tout cela que j'essaie de parler dans le livre.
Comment se situe aujourd'hui le judaïsme par rapport aux deux grands sujets du débat éthique que sont l'euthanasie et l'interruption volontaire de grossesse?
Le Talmud nous enseigne au sujet de l'euthanasie que répondre à la demande de mort, c'est tuer le malade deux fois, une première fois en lui laissant croire qu'il n'est plus digne de vivre, une seconde fois en lui faisant l'injection mortelle. Les sages de la Torah rappellent que la dignité est inhérente à la personne humaine, qu'elle est inaliénable. Pour avoir si souvent accompagné des malades en fin de vie, j'ai vu des personnes qui font preuve jusqu'au bout de bienveillance à l'égard du malade, qui le regardent en l'aimant ou en essayant de l'aimer, malgré sa laideur éventuelle et en dépit de sa maladie. Ces accompagnants ne l'enferment pas dans sa maladie. Le peu de vie qui lui reste est soutenu par le regard de l'autre. J'ajouterais encore une chose. Lorsque la famille ou les soignants sont épuisés au point d'accéder à la demande de mort du malade, ils n'ont plus toujours conscience du principe: "Tu ne tueras point." Il revient aux médecins et à la société tout entière de préserver et la personne dans son humanité inviolable et la cellule familiale de la culpabilité qui pourrait naître de ce geste.
Et concernant l'interruption volontaire de grossesse?
Pour la tradition rabbinique, le réel, c'est d'abord le respect de la vie humaine et l'interdiction de l'avortement. Mais le réel, c'est aussi la prise en compte de certaines situations limites où la Loi, tout en restant la Loi, ne doit pas être appliquée avec une rigueur impitoyable. Dans ces situations, la sagesse ne peut être ni rigorisme ni laxisme, mais authentique humanité. Faut-il rappeler que le droit juif se méfie des formules générales et tient toujours le plus grand compte des situations particulières?
Quel est le paysage actuel du judaïsme français?
M'autorisez-vous à être optimiste? L'intérêt grandissant qu'on observe pour les enseignements du judaïsme, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de la communauté juive, est porteur d'une grande vitalité. Cet intérêt oblige ceux qui transmettent le judaïsme à être à la hauteur et du message dont ils sont les dépositaires, et des attentes formulées ou informulées auxquelles ils ont à répondre. Notre parole religieuse doit être une vraie parole de vie, je veux dire par là une parole non seulement vécue par celui qui l'a dite, mais encore qui porte vie à celui qui l'entend. Le rabbin, lorsqu'il est sollicité, doit mettre tout en oeuvre pour énoncer une position juive face à l'urgence de la situation, et non longtemps après. Et il faut que cette position puisse contribuer à éclairer la communauté des hommes. Je n'oublie pas que le juif qui étudie le Talmud ne l'étudie jamais seul mais toujours à deux. Car c'est de la contradiction que naît la recherche de la vérité. On n'a jamais raison tout seul. Le judaïsme français auquel la très grande majorité des juifs et moi-même sommes attachés est un judaïsme parfaitement intégré dans la communauté nationale et soucieux de ses devoirs envers elle. Ce judaïsme-là prend la mesure des mutations et des crises qui affectent notre société française. Il est solidaire de l'Etat d'Israël, attentif à ses grands enjeux et aux préoccupations de ses habitants. Il a le souci du dialogue, de la rencontre et de l'ouverture. En qualité de grand rabbin de France, j'ai ainsi été heureux et fier de contribuer à la création de la Conférence des responsables de culte en France et à notre position, en avril dernier, sur le caractère inopportun et stigmatisant du débat sur la laïcité. Enfin, même si je choisis l'optimisme, je ne voudrais pas laisser penser que la vie dans nos communautés et nos institutions est un long fleuve tranquille.
Vous êtes un descendant du judaïsme alsacien alors que la majorité des juifs français sont désormais séfarades. N'est-ce pas une position singulière?
Je vous réponds simplement que, sans l'apport du judaïsme séfarade, le judaïsme français n'existerait plus.
Comment peut-on être rabbin et avoir suivi des études de philosophie?
La philosophie telle qu'on la pratique aujourd'hui n'est pas celle qui faisait problème aux penseurs juifs du Moyen Age, c'est-à-dire un corps de doctrines dont un certain nombre sont incompatibles avec quelques-unes des croyances fondamentales du judaïsme. Aujourd'hui, on nomme philosophie toute activité de réflexion sur le monde, la vie, le savoir. Elle est une méthode ou plutôt un ensemble de démarches extrêmement diverses. Elle ne pose pas, ou pas souvent, des valeurs. Elle enseigne à réfléchir sur celles-ci et à ne pas se laisser prendre au jeu des fausses valeurs, ce que le judaïsme appelle des idoles. Il faut ajouter que l'activité rabbinique requiert un engagement et une force de décision rapides quand le travail philosophique exige une patience sans confiance aveugle, ni dans la puissance de l'interprétation ni dans l'immédiate efficacité de l'action. Si je devais répondre en une phrase à votre question, je dirais que le rabbin-philosophe ne peut se dérober à l'urgence du quotidien et que le philosophe-rabbin se doit de répondre avec circonspection et discernement aux sollicitations de ses contemporains.
Comment percevez-vous le "printemps arabe"?
J'admire ces jeunes générations arabes qui sont aux avant-postes des révolutions, j'admire leur courage même si je ne sais pas où mènent ces révolutions. J'ai aussi envie de les inviter à faire peau neuve sur Israël et à faire fi des propagandes antisémites qui les entourent depuis leur naissance. Car le sionisme est un humanisme qui offre à tous les peuples des raisons de croire en eux-mêmes. Ces jeunes générations arabes ont accompli ce qui était hier impensable et, pourtant, le plus dur est devant elles. Les transitions seront longues, risquées et parfois décevantes. Ces révolutions, en chassant les dictatures, amènent l'islam à son heure de vérité. Mais de quel islam s'agira-t-il ? Nous ne le saurons qu'à l'occasion des premières consultations électorales. Enfin, on a beaucoup glosé en France sur le réveil tardif de notre politique étrangère. Je voudrais, quant à moi, souligner que les pavés de nos grandes villes, habituées aux manifestations anti-israéliennes, sont restés désespérément silencieux pendant les massacres commis par les dictateurs. J'en tire un sentiment amer de deux poids et deux mesures dans la morale, la solidarité et les droits de l'homme, selon qu'il s'agit ou non d'Israël.
Ne craignez-vous pas une nouvelle phase dans la solitude d'Israël?
Il serait dommage qu'en dépit du printemps arabe des pays continuent d'utiliser Israël comme un dérivatif ou un défouloir. L'isolement favorise le repli, la violence et le jusqu'au-boutisme. Si certains pays choisissent cette voie à l'encontre d'Israël, je souhaite que nos démocraties européennes se mobilisent. Car laisser dire ou laisser faire, c'est déjà être complice. La vocation d'Israël est dans le dialogue avec tous. Son avenir est dans la paix avec ses voisins.
Propos recueillis par Jean-Luc Bertini
Photo : D.R.
Source : l’Express