Le Vif/L'Express : Vous écrivez que « le seul véritable inconnu, c'est soi-même ». Pourquoi l'identité est-elle un thème récurrent dans votre oeuvre ?
Boualem Sansal : L'identité se lit à livre ouvert, on la révèle par sa façon d'être. Jusqu'à présent, j'abordais la question de l'identité collective, or pourquoi le collectif s'affuble-t-il d'une identité ? Quelle est celle de tout un peuple ? L'Etat construit une pièce de théâtre avec ses actes et ses identités. Les pouvoirs étant dominants, ils imposent ce récit afin que ça devienne une norme. Ceux qui s'en écartent sont en situation difficile. Je suis un être complexe... Héritier d'une longue histoire, j'ai été façonné par trente-six mille choses. Etre réduit à l'identité musulmane revient à être défini sur la marge d'un timbre verrouillé. On doit se mutiler pour y entrer ! Cela nous coupe les pieds, les ailes et les langues. C'est contre ça que je me rebelle. Je refuse la petite identité officielle tant elle est caricaturale. Réapproprions-nous notre identité individuelle et, si nécessaire, l'identité collective, en reconnaissant toutes ses dimensions, en comprenant toute son histoire. Cela exige un travail de reconstruction et de rejet de ce qu'on nous impose.
On ressent, dans votre livre, la nostalgie d'une époque révolue où la cohabitation, notamment avec les juifs, était possible. N'y a-t-il pas, dans des pays comme l'Algérie, une régression dans l'acceptation de l'autre ?
Complètement. Tous les Algériens d'un certain âge vivent avec cette nostalgie parce que l'on a vu comment, depuis l'indépendance, des espaces de liberté ont été rognés. On nous a enfermés dans des identités tellement étroites qu'elles deviennent, comme cela a été dit par d'autres, des « identités meurtrières ». La multiplicité des identités en Algérie était extraordinaire. Par catégories sociales, nous vivions en parfaite entente. Dans le quartier de Belcourt, à Alger, j'allais réviser mes devoirs à la synagogue parce que l'on habitait une petite pièce où il était impossible d'étudier. On aurait pu conserver cela.
Dans ce roman, vous faites un clin d'oeil à Camus, qui habitait à deux pas de chez vous. Pourquoi estimez-vous que « quand on le lit, on voit une autre Algérie qui parle à l'humain » ?
Camus incarne le révolté philosophique. Avant, l'idée de l'identité algérienne était extrêmement complexe, alors qu'aujourd'hui elle est réductrice. Albert Camus a perçu qu'un nouveau peuple était en train de naître, ça me fascine. Les gens venaient de partout avec leur histoire, leur espérance et leur identité différente. C'est l'Histoire qui les a mis ensemble sur un territoire. Un pays était en train de surgir, avec sa nouvelle géographie. Il ne s'agissait ni de l'Algérie ottomane ni de l'Algérie française ou musulmane.
En quoi ce pays vous a-t-il façonné ?
C'est celui où je suis né, celui où j'ai toujours vécu. Dans ma famille, on ne s'est pas laissé enfermer par une identité artificielle. Non seulement, je n'ai pas été embrigadé par « cet Algérien nouveau », mais, en plus, j'ai gardé ma liberté et mon identité plurielle. Nous ne sommes, hélas, plus qu'une petite minorité qui disparaît. La nouvelle génération étant totalement formatée, le travail sera difficile à faire. On ne lui explique pas l'histoire, qui a été mise sous le chapeau. Dire qu'il y a quinze ans on pouvait boire et fumer à une terrasse, lors du ramadan ! Même dans certaines banlieues françaises, ce n'est plus possible. Les jeunes Algériens rêvent actuellement d'obtenir un visa pour se réaliser en France.
Pourquoi n'est-ce plus possible aujourd'hui ? A cause d'un pouvoir qui impose une identité réductrice ?
Les régimes totalitaires veulent un peuple à leur main. Ils construisent une identité. Ils se légitiment par des mensonges et des exclusions, jamais par des idées de rassemblement. Ensuite, les théoriciens théorisent cela ; ils construisent des slogans, des histoires. Ils sacralisent, ce qui fait qu'après il est très dangereux de déconstruire. Pourtant, on ne peut pas accepter cela. Il faut se révolter, il faut se réapproprier les choses. J'ai l'impression que ce moment est arrivé dans le monde arabo-musulman.
L'identité de l'Algérien nouveau que le pouvoir a voulu fasciner est-elle celle d'un islamiste ? A propos de Hédi, le jeune frère islamiste de votre héros, vous suggérez que c'est l'école publique qui l'a ainsi formaté ?
A partir de l'indépendance, le pouvoir a voulu construire un peuple nouveau. Par petites touches et par des phrases très simples : « Nous sommes arabes. Nous sommes musulmans. Nous sommes socialistes. » Cette période-là a conduit à l'échec, trente ans après : pays détruit, chômage, industrie non productive. Les islamistes sont arrivés et ils ont dit : « Si vous avez échoué, c'est parce que vous n'avez pas été de vrais musulmans. Le Coran est la solution. Vous devez vous convertir, partir ou mourir. » Certains se sont adaptés au péril de leur vie.
Les Algériens ont-ils déjà dressé le constat de l'échec de cette stratégie islamiste ?
L'échec est visible sans l'être. Les islamistes assurent n'être pas vraiment rentrés dans le vif du sujet puisque le pouvoir est encore détenu par des « mécréants ». Dans leur entendement, il faut procéder à une épuration, prendre le pouvoir et installer une république islamique. Eux ne reconnaissent pas l'échec. Nous, on voit bien que l'islamisme, même à dose microscopique, détruit un pays. Par rapport à la première médication socialiste, l'islamisme a cette particularité de détruire les familles. Dans nos pays, la famille est hyper-importante parce qu'elle est la cellule de base. Chez l'être humain, quand quelque chose détruit la cellule, c'est le cancer, les métastases, et la mort assurée.
Dans votre livre, Yazid, pour rassurer sa maman et se rassurer, parle à propos de son jeune frère d'islamiste modéré, de taliban politique... mais sans trop y croire. Vous aussi, vous ne croyez pas à l'islamisme modéré ?
Non, je n'y crois pas. L'islamisme modéré relève de la stratégie. Les islamistes se repositionnent comme les partis d'extrême droite qui, à un moment donné, jouent la carte de la modération pour élargir leur base sociale et atteindre le pouvoir. Lorsque surviendront les difficultés, l'islamiste modéré ne pactisera pas avec le démocrate au détriment de l'islamiste radical. Il ira vers l'islamiste radical. C'est sa famille naturelle. En Turquie, l'AKP [NDLR : Parti de la justice et du développement, au pouvoir] est un parti islamiste modéré, mais il ne fait pas alliance avec les démocrates. Il pourrait sceller cette alliance pour forcer l'armée à sortir du champ politique. Non, il préfère composer avec l'armée.
Où placez-vous le curseur de la frontière entre islam démocratique et islamisme. Quand le chef du Conseil national de transition libyen annonce que la charia constituera la principale source de législation, qu'en pensez-vous ?
Je suis catastrophé. Pourquoi a-t-il cru nécessaire de dire cela ? Il n'en a pas le droit. Le CNT ne représente rien ; il n'a aucune autre légitimité que la victoire contre Kadhafi. Dans six mois, quand les Libyens disposeront de leur assemblée constituante, qu'il fasse cette proposition aux électeurs, soit. C'est la démocratie. Mais là, le CNT se met dans la peau des vainqueurs. Dans un contexte où il y a d'autres priorités (parachever la libération du pays, assurer la sécurité, récupérer les armes...), pourquoi cette annonce ? N'est-ce pas un appel aux islamistes pour commencer, déjà, à se mobiliser ou est-ce une tactique pour éviter que les islamistes prennent le maquis ? Je suis très méfiant. Les islamistes sont de grands stratèges.
Déjà dans Le Village de l'Allemand, vous dénonciez l'islamisation des banlieues françaises. La lutte contre l'islamisme, c'est le combat de votre vie ?
Je n'ai aucune compétence pour parler du Coran et du message coranique. Mais l'islam qui est enseigné depuis une cinquantaine d'années par les institutions, par les écoles coraniques, est un islam radical. Cet enseignement porte en lui les germes de l'islamisme. Il ne peut pas produire des hommes de paix et de tolérance. Dans l'islam sunnite, il n'y a pas de clergé. C'est tout le drame du monde musulman. Il faut que, dans les pays musulmans, on commence à enseigner un autre islam. On ne peut pas être optimiste.
Espérez-vous tout de même des changements des révoltes arabes ?
Je suis pessimiste. L'autre drame du monde arabo-musulman est l'absence de société civile. Le vecteur de la démocratie est la classe moyenne, éduquée et ouverte, et la société civile qui produit du sens pour le peuple. Notre société civile est à l'étranger. Son message est forcément rejeté. La seule société organisée est aujourd'hui l'armée. La conclusion s'impose : de nouvelles dictatures sous une façade acceptable, une gestion de la société par les services secrets et le clientélisme, des marionnettes pour créer l'illusion démocratique...
Pourquoi restez-vous en Algérie, alors que vous y êtes menacé et censuré ?
Parce qu'il y a une certaine utilité à rester. Tout n'est pas perdu. Le « printemps arabe » est surtout vrai en Tunisie et en Egypte grâce aux réseaux sociaux. La classe moyenne y est essentielle pour traduire en propos leurs actions. Les femmes se battent aussi, leur lutte est bien plus intéressante.
Comme le rappelle ce roman, vous avez été élevé et porté par les femmes. Que vous ont-elles appris de la vie ?
Les femmes sont extraordinaires. Même dans les rêveries débridées elles s'avèrent très concrètes. On a beau gouverner ce pays par les légendes, elles ne s'en satisfont pas. Lors des premières émeutes algériennes, en octobre 1988, les hommes ont vécu l'euphorie. L'Algérie des femmes n'était pas faite de discours, mais de créations de centaines d'associations, existant toujours. Les seuls progrès, réalisés dans ce pays, c'est aux femmes qu'on les doit. Celles qui m'ont élevé m'ont appris le courage et la faculté à ne pas se dérober. C'est une grande vertu, même si je ne me perçois pas comme étant courageux.
Pourquoi la mort de votre mère a-t-elle donné naissance à ce roman ?
Quand j'étais petit, le rabbin disait que « c'est aux enfants d'enterrer leurs parents ». A 60 ans, c'est cependant terrible ! Contrairement à ma fratrie, qui a vécu dans d'autres pays, je n'ai jamais quitté ma mère, alors j'ai vu la mort se dessiner sur son visage. Cela faisait longtemps que je pensais tirer un roman de notre histoire, mais c'est compliqué de parler de sa propre famille. D'autant que nous avons vécu dans le silence et le secret. Je ne me sentais pas le droit de faire un livre autobiographique, or il s'est imposé, afin d'en tirer des enseignements. Comment nous, les vivants, héritons-nous de l'histoire du passé ? Cette même question se trouvait déjà dans Le Village de l'Allemand, à savoir utiliser le peu qu'on sait de notre histoire pour la questionner à nouveau. Après avoir abordé ce thème à travers le peuple, je l'applique à l'échelle familiale et individuelle.
Quel enseignement en tirez-vous ?
Tout comme dans Le Village de l'Allemand, il y a le devoir de savoir. Je n'accepte pas l'idée qu'on vive dans l'ignorance. Nous devons connaître notre histoire ! Je m'en veux de ne pas avoir posé de questions à ma mère, mais je n'ai pas osé lui faire mal ou l'obliger à me mentir. Ainsi, ce livre aborde aussi le devoir de transmission. La vie est une continuité, d'autres vont venir après nous. Une fois qu'on « sait », que faut-il transmettre à ses enfants ? Devons-nous les protéger ? Autre devoir : celui de la responsabilité. Le savoir peut engendrer des torts ou mener à la folie. Parmi les déviations, il y a la vengeance et les identités meurtrières. On vit sur les secrets et les mensonges, il faut l'accepter ou y ajouter les siens.
« La trahison est une plaie qui ne se referme pas. » Pourquoi est-elle au coeur de vos livres et à partir de quand se trahit-on soi-même ?
A un moment donné, on se sent « traître » car on a failli à quelque chose, on a franchi une certaine ligne. Dans mon discours du prix de la Paix des libraires allemands, je vais dire que « le seul véritable chemin vers la vérité est la droiture ». La question en creux est celle de la trahison, de l'irresponsabilité. Quand on ne cherche pas à savoir, on tergiverse, on louvoie, on temporise... Ma vérité ? Je ne sais pas, c'est une quête sans fin. On ne peut pas répondre à certaines questions. Ce que j'écris dérange, mais je n'ai jamais épousé de théorie ou bougé de mon coin. Le petit garçon sympathique de la rue Darwin est toujours intact en moi.
Propos recueillis par Gérald Papy et Kerenn Elkaïm
« Rue Darwin », par Boualem Sansal, Gallimard, 255 p.
Photo (Boualem Sansal): D.R.
Source : levif.be