Jusqu'au mois de janvier 2011, jamais, dans l'histoire mondiale des régimes parlementaires un parti politique n'avait réussi à faire tomber un gouvernement pour tenter d'empêcher un processus judiciaire légal d'aller à son terme. En provoquant, le 12 janvier dernier, la démission du gouvernement de Saad Hariri - issu des élections générales de 2009 -, le Hezbollah, parti chiite islamiste, a pourtant réussi cette prouesse.
Depuis sa «divine victoire» contre Israël dans la guerre de l'été 2006, le Parti de Dieu accélère son grignotage territorial du pays du Cèdre. En payant des prix nettement supérieurs à ceux du marché, il achète des terrains jugés stratégiques sur l'ensemble du territoire libanais. De fait, profitant de la passivité de l'armée libanaise, il contrôle aujourd'hui pratiquement toutes les lignes de crête qui courent du sud au nord du pays. Le contrôle de la plaine de la Bekaa (frontalière de la Syrie) et des collines de tout le Liban-Sud (frontalières d'Israël) ne lui suffit plus.
Pourquoi les crêtes ? En cas de nouvelle guerre contre l'État hébreu, c'est d'elles que pourraient être tirés des missiles destinés à la Galilée. Depuis 2006, l'Iran a accru la portée des armes balistiques qu'il produit et qu'il est prêt à livrer à tout moment au Hezbollah, via le territoire syrien. Dans le sud du Chouf, Walid Joumblatt a le plus grand mal à freiner les achats de terrains et de villages par des familles chiites servant d'écrans au Hezbollah. En s'installant dans ces régions originellement druzes, le «parti de la résistance» cherche à tenir un verrou susceptible de bloquer une invasion de la Bekaa par l'armée israélienne.
« Maillage territorial »
Encore plus fort, le Hezbollah a réussi à se faire construire par l'État libanais une petite route de montagne reliant directement, le long de la rivière Nahr Ibrahim, le village de Ras Baalbek dans la Bekaa au littoral méditerranéen. Ne passant que par des villages chiites (Afqa, Lassa, Janneh, Frat, Hjoula), la route coupe en deux le pays chrétien. «En instrumentalisant tous les villages chiites, le Hezbollah poursuit son maillage territorial du Liban», explique Fares Souhaid, porte-parole du mouvement antisyrien du 14 Mars, et ancien député de Qartaba, gros bourg chrétien situé juste au nord de Lassa et de la route. «L'été, à Qartaba, nous sommes souvent réveillés par le bruit de coups de feu provenant de forêts isolées : c'est l'entraînement des jeunes miliciens du Hezbollah au sein de leurs prétendus camps scouts.»
Même à Tripoli, le grand fief sunnite du nord du pays, le Hezbollah a réussi à étendre son emprise. Sur les hauteurs nord-est de la ville, où réside une importante communauté alaouite, on ne voit pas que des portraits de Bachar el-Assad. Vendeur de DVD, Ali Saad, 40 ans, a aussi placé, sur la vitrine de son échoppe, un portrait d'Imad Moughnieh, le légendaire chef militaire du Hezbollah, notamment responsable des gigantesques attentats antiaméricain et antifrançais de 1983 à Beyrouth. Ce dernier fut tué, en février 2008, à Damas, devant le centre culturel iranien, par l'explosion d'une bombe qui avait été cachée dans l'appui-tête de sa voiture, probablement par des agents du Mossad, avec la complicité passive des services syriens, trop contents de voir éliminer un homme qui en savait beaucoup sur l'assassinat de Rafic Hariri.
Plus bas, dans les ruelles délabrées du centre de Tripoli, encore marquées par les traces d'éclats de la féroce guerre menée par les sunnites contre l'armée syrienne en 1982, les allégeances sont bien sûr tout autres (portraits d'Hariri père et fils et même de Saddam Hussein…). «Que le Hezbollah cantonne ses armes dans le Sud, face à Israël !», s'insurge Mohammed, ferronnier, qui dit aussi toute sa sympathie pour les révoltés de Syrie. Mais ce que ce petit commerçant n'ose pas dire est que son misérable quartier est contrôlé par un gang dirigé par un nommé Samir Hassan, qu'on voit ici ou là en photo, assis à côté du premier ministre désigné, Najib Mikati.
Depuis que, faute de financements saoudiens, Hariri ne payait plus Samir Hassan, le Hezbollah s'est précipité dans la brèche, pour salarier (à 350 dollars par mois en moyenne), ces hommes de main sunnites. Bien sûr, le jour où reprendraient des affrontements sunnites-alaouites, ces mercenaires rejoindraient probablement leur bord confessionnel. Alors, pourquoi le Hezbollah prend-il la peine de les payer ? Parce que l'obsession du «parti de la résistance» est de montrer que sa stratégie libanaise n'est pas seulement confessionnelle, mais nationale. Ayant déjà gagné à sa cause les chrétiens du général Aoun, puis les Druzes de Joumblatt, le Hezbollah est prêt à tout pour arracher des soutiens sunnites.
Depuis deux ans, le Parti de Dieu avait multiplié les pressions pour obtenir de la République libanaise qu'elle cesse de coopérer avec le TSL (Tribunal spécial de La Haye sur le Liban), instance judiciaire internationale créée par l'ONU pour juger les coupables de l'assassinat de l'ancien premier ministre Rafic Hariri, tué dans un attentat sur la Corniche de Beyrouth le 14 février 2005. À mesure que l'enquête progressait et que les rumeurs se multipliaient sur l'existence de preuves impliquant la branche militaire du parti chiite, son leader, Hassan Nasrallah, s'est mis à combattre le TSL, fustigé comme un «instrument diabolique d'Israël». En promettant en échange à Saad Hariri une pleine liberté de manœuvre pour gouverner, le Hezbollah espérait convaincre l'ancien premier ministre sunnite de renoncer à venger la mémoire de son père par un procès sérieux. Mais le fils, qui avait déjà avalé beaucoup de couleuvres imposées par la Syrie, l'Iran et leur instrument commun qu'est le Hezbollah, persista dans son refus au début du mois de janvier. La paix civile, oui, mais pas au prix de l'ignominie.
Les militants ont conservé leurs armes à la fin de la guerre civile
Le parti chiite - de loin le mouvement politico-militaire le mieux structuré du monde arabe - passa alors à l'action. Le 12 janvier, ses ministres et ceux de son allié chrétien Michel Aoun quittèrent le gouvernement, pour en provoquer la chute. Le 17 janvier, à La Haye, le procureur canadien Bellemare transmet officiellement son acte d'accusation au «juge de la mise en état» (sorte de juge d'instruction) Fransen. La réponse du Hezbollah ne se fait pas attendre. Le 18 janvier, un grand nombre d'hommes en uniforme noir se mettent à sillonner les quartiers sunnites de Beyrouth, prenant position aux carrefours stratégiques. Quand les policiers de la circulation leur demandent ce qu'ils font là, les militants du Hezbollah se contentent de leur répondre, avec un grand sourire, qu'ils sont «en excursion».
Partout, le message est reçu 5 sur 5 : cela rappelle l'envahissement, le 7 mai 2008, du centre de Beyrouth par les miliciens armés du Parti de Dieu, où le siège de la télévision de Saad Hariri avait été incendié et où plusieurs leaders sunnites avaient été brièvement séquestrés. Sous le prétexte d'incarner la «résistance» à Israël, le Hezbollah est le seul parti libanais à avoir officiellement conservé ses armes après la fin de la guerre civile en 1990. Ce 7 mai, les miliciens chiites islamistes étaient également montés vers la montagne druze du Chouf, où ils avaient été arrêtés par une farouche résistance armée, faisant plusieurs dizaines de morts. Pour la première fois de son histoire, le Hezbollah (créé en 1982 à l'instigation des pasdarans iraniens pour combattre l'invasion israélienne) avait retourné ses armes contre la population libanaise. Comprenant qu'il avait peut-être gagné une bataille mais qu'il ne gagnerait jamais la guerre, le leader druze Walid Joumblatt, jusque-là allié politique des sunnites et des chrétiens antisyriens, se mit à temporiser. Pour préserver la paix civile, il préconisa un maximum de concessions au Hezbollah, lesquelles furent actées dans les accords de Doha (Qatar). Par la force des armes, le Parti de Dieu venait de conquérir un droit de veto au sein de l'exécutif libanais, de manière à ce que jamais ce dernier n'envisage d'appliquer la résolution des Nations unies exigeant le désarmement de toutes les milices au Liban.
Après la symbolique démonstration de force de l'«excursion» du 18 janvier 2011, les gens n'osèrent plus sortir de chez eux pendant une semaine dans les quartiers sunnites. Le 25 janvier, le milliardaire sunnite Mikati, soutenu par le Hezbollah et ses alliés politiques, obtient la confiance de 68 députés (sur les 128 que comprend le Parlement libanais) pour former un gouvernement - au pays du Cèdre, le premier ministre est toujours un sunnite, le président de la République un maronite et le président de la Chambre un chiite, en raison d'une formule datant de l'indépendance en 1943. Emmenés par Walid Joumblatt, huit députés druzes ont fait défection en sa faveur. Le Hezbollah semble alors avoir gagné la partie. Mais éclatent alors les révolutions démocratiques dans le monde arabe. Après l'Égypte, c'est au tour de la Syrie d'être gagnée par la protestation populaire. L'affaiblissement du régime alaouite à Damas est un cauchemar pour le Hezbollah. Car, sans le territoire syrien, le Parti de Dieu serait physiquement coupé de son parrain iranien. Le vent ayant commencé à tourner, le premier ministre désigné ne parvient toujours pas à former son gouvernement…
Photo : D.R.
Source : le Figaro du 8 avril 2011