Avec une détermination chaque jour plus forte, la place Tahrir cultive un tropisme politique qui subjugue les analystes. Les jeunes révolutionnaires qui l'animent refusent obstinément les règles du jeu politique tel qu'elles ont été établies par le Conseil supérieur des forces armées et les partis. Pour eux, la révolution ne fait que commencer. Il ne s'agit pas d'une "transition vers la démocratie", mais de la mise à plat d'un système. Battre les cartes et les redistribuer, inventer une nouvelle grammaire politique. Le poids des Frères musulmans au sein de la vie politique égyptienne en dépendra, ils en sont convaincus. Ils réclament le transfert immédiat du pouvoir du conseil militaire à un gouvernement civil de salut national.
Après quelques semaines d'une campagne largement improvisée, même ceux qui se sont aventurés dans l'arène politique le temps d'un tour de cirque médiatique sont de retour sur la place pour crier leur rejet du cadre politique dans lequel doivent se jouer les élections, prévues ce 28 novembre.
Dispersés entre les partis, faisant campagne en solitaires ou refusant de jouer le jeu électoral, les révolutionnaires ne sont pas parvenus, en dix mois, à imposer un véritable leadership susceptible de contrer l'emprise croissante du Conseil supérieur des forces armées (CFSA) sur la vie politique égyptienne. Pas plus qu'ils n'ont été en mesure de renouveler les règles du jeu électoral.
Les mouvements de jeunesses formés sur Internet ont vu émerger des figures emblématiques sans véritable expérience politique. Le Mouvement du 6 avril, qui avait joué un rôle de déclencheur dans le lancement des premières manifestations, n'a pas développé de véritable agenda politique et ne s'est pas transformé en parti. La Coalition des jeunes de la révolution, symbole du mouvement auprès des médias, a perdu de sa crédibilité en se montrant incapable d'adopter une position politique claire. Venus d'horizons très divers, les cinquante candidats issus de ses rangs ont choisi de se lancer en politique à travers les différents partis (libéraux, de gauche ou islamistes) fondés après la révolution.
Mais intégrer un parti, même neuf, revient aux yeux de beaucoup de jeunes révolutionnaires à faire de la politique "à l'ancienne". C'est souvent avec résignation qu'ils ont intégré des formations politiques et se sont prêtés au jeu d'un système électoral jugé insatisfaisant, en essayant de contrer l'état d'esprit clientéliste encore très présent au sein des gouvernorats.
"La campagne électorale en Egypte se mène à un niveau très basique, constate amèrement le célèbre blogueur Mahmoud Salem - alias Sandmonkey -, candidat du parti des Egyptiens libres (libéral) à Héliopolis. Des affiches, des flyers, des distributions de nourriture et d'argent, des subsides. Le Parlement a toujours été un substitut pour le gouvernement : les gens votent pour des services, ils ne sont pas habitués à ce qu'on leur parle politique, et ce n'est pas sûr qu'ils aiment ça..."
Certaines figures emblématiques de la révolution, symboles de la génération Facebook, ont tenté de tirer parti de leur célébrité pour se faire élire en indépendants. Mais leur difficulté à conclure des alliances les a menés souvent à se livrer une concurrence qui est apparue à beaucoup comme lamentable. A Héliopolis, trois célèbres révolutionnaires (Mahmoud Salem, Amr Hamzaoui etAsmaa Mahfouz) se présentent l'un contre l'autre face à une poignée d'anciens membres du Parti national démocratique d'Hosni Moubarak.
"Bloguer, c'est bien. Ça te donne une notoriété internationale. Les Américains et l'Union européenne t'arrosent de billets, ils t'invitent aux quatre coins du monde pour donner des conférences. Ils te paient des formations pour t'apprendre la démocratie. Mais, au final, tu n'as pas de véritable compétence politique, pas d'expérience de terrain. Tu ne sais pas mener des gens, ni ce que c'est qu'une campagne électorale", estime Mohammed Naim, membre du Parti social-démocrate.
Cette débandade politique semble donner raison à ceux qui, depuis des mois, jugent que, face aux abus de pouvoir du CSFA et à l'opportunisme des Frères musulmans, il n'y a qu'une carte à jouer : Tahrir. Au contraire de la dispersion des révolutionnaires en politique, la place est en effet un espace de cohésion inédit, où les leaders sont malvenus mais où il règne une véritable organisation spontanée."Un rêve d'anarchie", soupire Fadi, qui y ête ses 33 ans. C'est la force de Tahrir, et son pouvoir d'attraction.
Quand la nuit tombe, les irréductibles se répètent le défi de Tahrir. "Cette fois-ci, les Frères ne sortiront pas indemnes de s'être désolidarisés de Tahrir. Ils en paieront les frais aux élections... quand il y aura de vraies élections", murmurent les ombres sur la place, emmitouflées dans leurs duvets.
Photo : D.R.
Source : le Monde du 27 novembre