Assis à la table de la salle à manger, Ben (1) ne dit pas un mot. Cela fait vingt minutes qu'il a la tête penchée sur sa copie, très appliqué. Il finit par lever le bout de son nez, la mine réjouie, et se précipite vers son père, Jeff. « C'est pour toi papa », dit le petit garçon de 9 ans en souriant. Il a écrit quelques mots sur une feuille de papier blanc : « Am white and am proud », « Je suis blanc et j'en suis fier ». Daddy est aux anges. Jeff Hall a 32 ans et cinq enfants obéissants. Séparé de sa première femme, il est remarié à Krista, une blonde un peu ronde âgée de 26 ans. La famille habite Riverside, une ville conservatrice à 80 kilomètres à l'est de Los Angeles, en Californie.
La maison, située au bout d'une impasse tranquille en forme de cercle, ressemble à toutes les autres du quartier propret de Sycamore Highlands : un étage, une façade de stuc et un carré de pelouse impeccablement tondue. Chez les Hall, les fenêtres sont ornées de brise-bise fleuris, les portes vitrées sont couvertes d'autocollants, les étagères exposent photos de vacances et DVD de Cendrillon, la cuisine, en bois sculpté, est ouverte sur le salon où trônent un imposant canapé beige à petits motifs et... deux immenses drapeaux nazis, suspendus au plafond. Un troisième représente la république de Californie.
Jeff réclame la sécession. Il est directeur du NSM 88 pour la Californie du Sud. Krista, elle, dirige la section des femmes. NS pour National Socialiste. M pour Mouvement. Huit pour la huitième lettre de l'alphabet. 88 = HH = Heil Hitler. Le salut nazi. Un hommage au Führer. Jeff est grand, très grand, il porte un pantalon noir, un tee-shirt noir, des croquenots à lacets noirs, il a le crâne rasé, tatoué à l'arrière : une croix celtique dans laquelle s'inscrit une tête de mort. L'homme n'est pas très avenant. Il ne sourit pas, tend froidement la main et exige une pièce d'identité avant de vous faire asseoir sur son canapé. Il se méfie, dans l'ordre : des espions à la solde du gouvernement, des faux journalistes aux ordres des communistes et des vrais journalistes à la botte des gauchistes. De tous ces traîtres à la nation qui pourraient infiltrer et saboter sa mission.
Pas question de parler de lui ni de sa famille. « Je ne préfère pas, je n'ai pas envie d'attirer des problèmes à mes parents ou à mes enfants », dit-il en tirant nerveusement sur sa cigarette. Impossible de connaître la nature exacte de son emploi : « Je ne veux pas qu'on vienne m'embêter sur mon lieu de travail. » Un instant, on comprend qu'il est plombier, l'instant d'après, qu'il est agent de sécurité. Un peu des deux sûrement. Il donne un coup de main dans un magasin de la ville, ou bien est-ce dans un entrepôt ? Pas de précision. Jeff esquive. Krista, sa femme, dresse sommairement le portrait de son mari : « Il a grandi à Rialto, il a été harcelé par les Mexicains, ça l'a mis en colère. » A l'évidence.
«Moi, j'étais raciste dès le départ, dit-elle tout en berçant son dernier-né. Mais c'est l'école qui a tout déclenché : les Latinos ne me laissaient aucun répit, ils prenaient pour cible la petite Blanche. Plus vous êtes politiquement correct, pire c'est. J'ai décidé de riposter. » Pas question d'imposer à ses enfants le même « calvaire ». Après quelques années passées sur les bancs de l'école publique, les plus âgés ont été rapatriés sous le toit familial : « L'école du coin est très majoritairement fréquentée par des Afro-Américains, explique-t-elle. Ma fille a été traitée de "sale petite Blanche" et poussée dans les escaliers. »
Désormais les enfants Hall suivent leur scolarité avec maman. A la maison. Ce samedi-là est un grand jour pour Jeff et sa vingtaine d'activistes. Ils fêtent l'anniversaire de la renaissance de l'antenne californienne du NSM. C'était en novembre 2008, soit trois semaines après l'élection de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis. Créé en 1974, le NSM était en sommeil depuis plusieurs décennies : « A nos débuts, nous avions du succès, puis plus du tout, raconte Jeff. Nous regagnons désormais du terrain, à une vitesse fulgurante. »
Aujourd'hui, le NSM 88 a son site Web, son propre label de musique, sa radio, ses réseaux sociaux spécialisés et même ses candidats. En 2010, Jeff a testé sa popularité auprès des électeurs : il a fait campagne pour un poste dans l'administration des eaux de Riverside et obtenu près de 30 % des votes. Insuffisant pour remporter l'élection, mais assez pour faire taire et frémir tous ceux qui le prenaient à la légère. Comme lui, de plus en plus de militants de la suprématie blanche briguent des mandats officiels aux quatre coins des Etats-Unis.
L'an dernier, le Southern Poverty Law Center (SPLC), qui suit de près le développement des groupes d'extrême droite, a recensé vingt-trois candidats issus de ces mouvements, dont neuf néonazis. Les autres étant des « patriotes » anti-immigration et antigouvernement et des partisans de la théorie du complot. Cinq d'entre eux ont été élus, notamment au Sénat et à la Chambre des représentants des Etats-Unis. Certains étaient soutenus par un nouveau parti, créé en 2010 et baptisé l'A3P, l'American Third Position (la position tierce, en référence aux deux grands partis qui dominent la vie politique américaine), dont la déclaration d'intention annonce « représenter les intérêts politiques des Américains blancs » (voir encadré page 67). Cette année, ils récidivent. David Duke, ancien grand sorcier du Ku Klux Klan qui vit en Europe, a fait savoir qu'il songe à se porter candidat à l'investiture républicaine pour l'élection présidentielle de 2012. Tandis que Brian Holland, une autre figure de la suprématie blanche, veut entrer dans la course au nom du NSM. « Nous nous rapprochons de notre but, se félicite Jeff. Nous allons reprendre notre terre. C'est à nous ! Nous ne renoncerons jamais, nous ne nous rendrons jamais ! » Les groupuscules d'extrême droite n'avaient jamais vraiment quitté la scène politique américaine mais, à force d'avoir été juridiquement poursuivis, arrêtés et condamnés, ils avaient disparu de la vie publique.
Après l'attentat perpétré par Timothy McVeigh, à Oklahoma City, en avril 1995 (qui avait fait 168 morts), on les disait même finis. Mais en 2009, le SPLC tirait la sonnette d'alarme pour la première fois depuis plus d'une décennie : « Les milices d'extrême droite, les opposants à l'impôt et les souverainistes réapparaissent en grand nombre dans le pays », notait le rapport intitulé « Seconde vague, le retour des milices ». Au même moment, une étude menée par le super ministère de la sécurité intérieure, le Department of Homeland Security, faisait, elle aussi, état de cette résurgence. En 2011, le SPLC a confirmé son diagnostic initial : « Pour la seconde année consécutive, l'extrême droite explose, motivée par les changements démographiques et la frustration vis-à-vis de la façon dont le gouvernement gère la crise économique. Pour la plupart, leur colère est directement dirigée contre Obama, qui incarne, selon eux, tout "ce qui va mal dans le pays." »
Dans l'année qui a suivi son élection, les menaces d'assassinat à l'encontre du président étaient au nombre de trente par jour, soit 400 % de plus que sous le règne de Bush Junior. La présence d'un Noir à la Maison Blanche est, aux yeux des extrémistes, le symbole du déclin de la suprématie blanche. Une situation qui mobilise des militants toujours plus nombreux. Selon le SPLC, les groupes d'extrême droite ont atteint le nombre record de 2 000 à travers le pays, dont plus de 1 000 « groupes de haine », 824 « patriotes » et 329 nativistes (anti-immigration). Soit une augmentation de 70 % en deux ans, du jamais-vu depuis les années 1980.
« Le NSM est le groupe de défense des droits civiques des Blancs le plus important du pays, affirme Jeff. Nous avons des unités actives dans tous les Etats. Nous nous reconstruisons et nous grandissons. » Le NSM 88 est extrêmement structuré et hiérarchisé. Il obéit aux règles d'une organisation paramilitaire, avec grades et galons : stormtrooper (du nom des membres des sections d'assaut nazies), private 1st class, lieutenant, comme Jeff, et enfin sergent. Le plus haut gradé est le commander, « le commandant », un certain Jeff Schoep, basé à Detroit, dans le Michigan. Ne peuvent postuler que les non-juifs hétérosexuels de descendance européenne. Les petits nouveaux sont soumis à une période de probation de six mois. Six mois pendant lesquels ils doivent faire la preuve de leur engagement. « Si vous ne venez pas aux réunions, alors c'est que vous n'êtes pas un militant et c'est la porte », insiste Jeff. Les aspirants doivent également se montrer érudits. « Comme Rockwell le faisait, nous éduquons nos troupes à la politique, explique le lieutenant Hall. Ils doivent connaître la Constitution sur le bout des doigts ainsi que les "25 points" qui énumèrent les positions du national-socialisme américain. » George Lincoln Rockwell (assassiné en 1967) est le fondateur du parti nazi américain, créé en 1959. A l'époque, le parti était sous la coupe du Ku Klux Kan. En 1967, il changea de nom pour le National Socialist White People's Party (le NSWPP) et adopta un nouveau slogan White Power. « L'efficacité de ce modèle d'organisation a été prouvée, dit Jeff. Nous reprenons le flambeau et perpétuons la tradition. » A la fin de la période d'essai, les nouveaux adhérents prêtent serment et font allégeance à leur race et leur nation.
Jeff parle fiévreusement de son pays, sournoisement envahi par les immigrés clandestins, du gouvernement fédéral, obèse et liberticide, qui asservit son peuple et piétine ses valeurs fondatrices au nom du multiculturalisme, et de sa « race », en voie de disparition. Convaincu de lutter pour « sa survie » et déterminé à rebâtir une grande Amérique, sans fajitas ni kippas, une Amérique du bon vieux temps, unie autour de Dieu, des hamburgers, des revolvers et des Blancs, il multiplie les actions coup de poing aux cours desquelles une bande d'excités couverts de croix gammées conspue quiconque n'est pas blanc - « ces petites créatures au nez crochu » (en parlant des juifs), « ces singes » (des Noirs), « leurs chants tribaux » (des Latinos). « Allez vous faire foutre, vous n'êtes pas les bienvenus ici », hurle Jeff aux Latinos lors d'une manifestation. « C'est l'invasion mexicaine : leurs enfants infiltrent nos écoles, ils viennent avec de la drogue, ils prennent nos emplois et détruisent notre culture », « La grippe aviaire ? Les MST ? Les poux ? C'est eux. Tout ça vient d'eux », commente-t-il sur fond de heavy metal. Plusieurs fois par mois, Jeff et son groupe partent camper à la frontière mexicaine. « Personne ne nous respecterait si nous n'étions qu'un groupe en ligne. Il faut se montrer, aller dans la rue et patrouiller », insiste-t-il tout en distribuant le dernier numéro de The Aryan Alternative (« l'alternative aryenne ») un journal semestriel. L'objectif : repérer, traquer et dénoncer les clandestins.
C'est le fonds de commerce du NSM 88. Jeff, comme tous les groupes d'extrême droite qui sévissent dans le pays, surfe sur la récession économique, la colère et la crainte que l'immigration illégale suscite auprès des Américains. A la réunion, tous les militants portent la marque de leur engagement, sur le dos ou sur la peau. L'un d'eux arbore un tee-shirt avec l'inscription « Hitler European Tour, 1938-1945 », d'autres, des tatouages : croix celtiques, croix gammées, les mots « Blood & Honnor » (« sang et honneur »). Sarah Jane, une jeune Californienne de 16 ans aux longs cheveux châtain foncé, exhibe fièrement l'écusson qu'elle a elle-même cousu au bras de son blouson : « smart ass, white girl », « petite maline, fille blanche ». Elle vient de rejoindre le groupe NSM dédié aux jeunes appelé les Vikings.
Cela fait des années que Sarah Jane s'estime persécutée, et dans son quartier, et dans son lycée. « Il faut se battre deux fois plus dur pour obtenir ce que vous voulez quand vous êtes blanche, explique-t-elle. Dès que vous vous rebiffez, on vous fait culpabiliser, c'est la loi du politiquement correct. Ils peuvent, eux [les Hispaniques et les Afro-Américains], faire référence à nous comme des white trash (« déchets blancs »), et ça, en revanche, ce n'est pas insultant ! Je ne hais pas les autres, je veux juste du soutien. » Sa mère, Beverly, l'a accompagnée, malgré ses réticences : « C'est ma fille et mon mari qui m'ont poussée. Moi, j'avais peur d'être montrée du doigt. Mais j'ai réalisé que, de toutes les façons, la société me stigmatise. » Elle a grandi avec un père qui appelait les Noirs « nègres » et au milieu d'une communauté hispanique qui lui menait la vie dure. Elle est depuis longtemps convaincue que les immigrés lui volent ce à quoi elle devrait avoir droit : un boulot.
Beverly a suivi une formation dans une école d'infirmières, elle était première de sa classe : « L'une des filles parlait à peine anglais mais c'est elle qui a décroché un poste tout de suite à la sortie parce qu'elle parlait espagnol. Moi, je n'en ai jamais eu parce que je ne parle pas espagnol. » Elle a fini par rejoindre le mouvement. « J'ai dit d'accord mais à la seule condition que ce ne soit pas comme avant, à l'époque où ils allaient faire du mal aux gens », précise Beverly. Jeff lui a juré que les méthodes du NSM n'ont rien de commun avec celles de ses prédécesseurs du Ku Klux Klan : fini les exécutions, le matraquage, la terreur. « Nous ne voulons pas des gens violents, nous les mettons même dehors, affirme-t-il. Cela ne sert à rien si nos patriotes finissent en prison, ils desservent notre cause et mettent en péril notre objectif : gagner un maximum de sièges partout à travers la nation. Nous voulons récupérer notre pays dans la légalité. »
Le discours est bien huilé, mais il ne résiste pas à la réalité : chacune des apparitions publiques des militants du NSM se solde par les coups. Plusieurs d'entre eux ont atterri derrière les barreaux. L'an dernier, l'un d'eux a été appréhendé à la frontière entre l'Arizona et le Mexique avec une douzaine de grenades faites maison. Dans l'Etat de Washington, à Spokane, un homme a été arrêté alors qu'il préparait un attentat le jour du Martin Luther King Day. En Arkansas, deux policiers ont été assassinés par un tandem de souverainistes. Quant aux employés du fisc, ils subissent régulièrement des agressions. De plus en plus violentes. Si bien que l'an dernier, le FBI a mené une opération nationale visant les partisans de la suprématie blanche et les souverainistes. « Ce sont des cas isolés, martelait Jeff. J'exclus les membres trop agressifs. » C'est ce qu'il prétendait. Jamais il n'avait imaginé être lui-même victime de cette violence qui gangrène les siens. Dans la nuit du 1er mai 2011, à 4 heures, il a été assassiné d'un coup de revolver. Il était chez lui, dans sa maison de Riverside, assoupi sur le canapé du salon. C'est son fils, Ben, qui l'a abattu. Le petit garçon a avoué. Jeff frappait régulièrement sa famille. Et son fils en particulier. L'année qui a suivi son élection, Obama a reçu 30 menaces de mort par jour, soit 400 % de plus que sous Bush Jr.
(1) Le prénom du fils a été changé
Photo : D.R.
Source : le Monde Magazine du dimanche 2 octobre 2011