Le bon score des islamistes aux législatives est-il une surprise?
Pas complètement. Le succès des Frères musulmans, qui étaient déjà de longue date dans le jeu politique égyptien, était attendu. Si l'on invoque la démocratie, on ne peut pas faire l'économie de cette légitimité électorale des islamistes. Leur faible score lors des précédentes élections n'était dû qu'aux entraves et à la répression mis en œuvre par le régime d'Hosni Moubarak à leur encontre. A force de chercher à les ostraciser, non seulement on n'a pas réussi à les éliminer, mais on a favorisé l'émergence de mouvements plus radicaux comme les salafistes. Ces élections se sont passées dans d'assez bonnes conditions, malgré la complexité du mode de scrutin. On assiste en tout cas à l'éclatement de la scène islamique. Même les Frères musulmans ont connu une scission avec un groupe de jeunes qui n'a pas suivi les consignes des ainés et formé son propre mouvements.
Il faut toutefois rappeler que le vote, qui a lieu en trois étapes, n'est pas terminé. Alexandrie et Fayoum, qui sont des bastions islamistes ont déjà voté, tandis que la Haute Egypte qui compte plus de coptes que les régions qui ont déjà voté, n'a pas encore participé au scrutin. Mais il est clair que le résultat final ne changera que de façon marginale.
C'est un échec pour les jeunes de la place Tahrir?
Oui, le mouvement contestataire des jeunes libéraux n'a pas su s'imposer. Hormis la demande d'un report des élections, ils n'avaient pas de propositions concrètes suffisamment fédératrices. Neuf mois après la chute de Moubarak, il fallait sortir du statu quo.
La surprise vient de la victoire des salafistes?
Oui et non. Leur présence était de plus en plus visible en Egypte, mais ils n'investissaient pas le domaine politique. Leur terrain d'action était la sphère privée, les questions de mœurs et de morale. Pour eux, l'activité politique était même contraire à leurs principes puisqu'elle peut aboutir à diviser la "communauté des croyants". Les salafistes étaient en outre très légalistes vis-à-vis du régime, qui voyait en eux un moyen d'affaiblir les Frères musulmans. Moubarak a soutenu leur expansion, en leur octroyant par exemple six chaînes de télévision en 2006, ce que les Frères musulmans n'ont jamais obtenu.
Que sait-on du programme des salafistes?
Leur message repose principalement sur la revendication d'une société vertueuse, appliquant un islam rigoriste. Ils n'ont pas un programme économique ou social très étoffé, hormis un engagement à rendre la finance conforme aux valeurs islamiques et le credo de l'autosuffisance alimentaire, domaine dans lequel l'Egypte est très vulnérable. Vis-à-vis du tourisme, l'une des principales ressources du pays, comme le mouvement n'est pas très structuré, il y a eu des prises de position contradictoires. Alors que certains salafistes s'en s'ont pris à des statues de l'époque pharaonique (donc anti-islamiques et païennes), d'autres ont fait des déclarations destinées à rassurer les touristes.
S'oriente-t-on vers une coalition Frères musulmans-salafistes?
Pas forcément. Cette option existe mais elle n'est pas la plus probable à mes yeux, au moins dans un premier temps. Les Frères musulmans s'appliquent à présenter une image libérale de leur mouvement, un peu sur le modèle turc. Ils veulent rassurer, tant en interne qu'à l'international et ils vont sans doute chercher plutôt à s'allier aux partis libéraux comme le Wafd, à se démarquer des salafistes.
C'est à moyen terme que les choses risquent de se compliquer. En effet, les attentes des Egyptiens sont énormes, et, alors que les gens ont voté pour le changement et attendent des miracles, les difficultés économiques ne vont pas se résorber en quelques mois. La déception qui risque de survenir dans quelques années, voire quelques mois va exposer les Frères, au profit des salafistes. Les Frères musulmans pourraient alors être tentés de se lancer dans une surenchère rigoriste. Cela se traduirait indéniablement par un recul pour les droits de certaines catégories de la population, notamment les coptes, les femmes ou les homosexuels.
Comment se positionnent les Frères musulmans sur le plan économique?
De nombreuses interrogations subsistent. Ainsi, la "charte supra-constitutionnelle" qui prévoit de fait le maintien de l'Egypte sous la tutelle des militaires -et qui est à l'origine des violences de ces dernières semaines- est toujours en suspens. Dans la phase actuelle, on peut imaginer qu'il y a eu un arrangement avec l'armée pour que les Frères musulmans se retirent de la contestation dans la rue. Autre inconnue, la longévité et les prérogatives du Parlement. La rédaction d'une nouvelle constitution amènera peut-être assez rapidement à de nouvelles élections.
Quel jeu pourrait jouer l'armée face à cette nouvelle donne?
De nombreuses interrogations subsistent. Ainsi, la "charte constitutionnelle" qui prévoit le maintien de l'Egypte sous la tutelle des militaires -et qui est à l'origine des violences de ces dernières semaines- est toujours en suspens. Dans la phase actuelle, on peut imaginer qu'il y a eu un arrangement avec l'armée pour que les Frères musulmans se retirent de la contestation dans la rue. Autre inconnue, la longévité du Parlement. La rédaction d'une nouvelle constitution amènera peut-être assez rapidement à de nouvelles élections.
Quelles peuvent être les répercussions de ce vote sur la scène internationale?
Je doute que des changements majeurs aient lieu en politique étrangère. L'armée qui reste un pivot en Egypte, a probablement fait entendre aux islamistes qu'il n'était pas question de toucher aux relations avec les Etats-Unis et Israël. Et les Frères musulmans ont besoin des militaires pour maintenir l'ordre dans le pays. D'ailleurs les Américains -moins frileux que les Européens- étaient depuis longtemps en contact avec ce mouvement. On peut anticiper un durcissement de ton vis-à-vis de l'état hébreu, mais pas de rupture.
En revanche, le succès des salafistes témoigne de la montée en puissance des pays du Golfe. Ceux-ci financent généreusement les salafistes, notamment par des fonds privés, tout comme les Frères musulmans d'ailleurs. Dans le cadre de la recomposition politique en cours au Maghreb et au Proche-Orient, les pays du Golfe marquent des points, au détriment de l'Iran, d'autant que l'Europe et les Etats-Unis, fort occupés par leurs difficultés économiques, n'ont pas beaucoup de moyens à consacrer à leur coopération avec cette région.
Photo : D.R.
Source : L’express