Réponse : Il faut comprendre que le fait saillant des élections du 25 septembre 2005 fut l’effondrement du parti social-démocrate (SLD) qui est passé en 4 ans de 41% des voix et 200 députés à 11% des voix et 55 députés. Cette chute était largement anticipée, en raison des mécontentements dus aux mécomptes des réformes sociales, de la méfiance envers l’Europe, et surtout de la succession d’affaires troubles de corruption qui avait déjà obligé en 2004 le Premier Ministre Leszek Miller à la démission. Or le SLD, qui gouvernait comme un parti de centre gauche proeuropéen, était perçu, en raison de l’ancienne carrière de plusieurs de ses chefs, comme le successeur du Parti Communiste.
La gauche disqualifiée, il était certain que le pouvoir reviendrait à la droite qui présentait un parti libéral (PO) et un parti « souverainiste » (Droit et Justice), plus conservateur sur le plan sociétal, euro-sceptique, champion estampillé de la lutte anti-corruption. C’est ce dernier qui a eu le plus de voix et à la surprise des observateurs, un accord n’a pas pu se faire entre ces deux partis : cette division n’est évidemment pas unique en Europe.
Il ne restait plus alors à Droit et Justice qu’à se trouver des alliés ailleurs : d’abord auprès de la Ligue des Familles Polonaises, parti très conservateur, défendant les « valeurs polonaises », très lié à la chaîne puissante et « classiquement » antisémite Radio Marya, dirigée par un prêtre, en difficulté avec le Vatican ; ensuite auprès du parti populiste de droite Samoobrona (Autodéfense..), fer de lance auprès des paysans polonais de l’hostilité à l’Europe, et dont la judéophilie n’est pas non plus la vertu dominante.
Il est clair que l’exaltation des valeurs de « polonité », de catholicité « à l’ancienne », de soupçons devant l’ « invasion » de capital étranger et d’anticommunisme virulent (les juifs ayant longtemps été accusés de manipuler le communisme) représente un mélange fort inquiétant. Cependant, il faut tenir compte de ce que le parti dominant (Droit et Justice) et ses chefs, les frères Kaczynski, n’ont pas jusqu’à maintenant (notamment dans la gestion de Varsovie dont Lech était le maire) manifesté une hostilité particulière aux Juifs. Il est probable que leur histoire personnelle (famille de résistants polonais de l’AK) les rende plus sensibles aux souffrances endurées pendant la guerre par les polonais plutôt que par les Juifs, mais on ne peut pas leur faire de procès d’intention… A suivre avec attention…
Question : Si Droit et Justice n'étaient déjà pas franchement euro-enthousiaste, les deux autres formations (le parti Autodéfense et le Ligue des familles polonaises) sont plus clairement encore euro-frileuses, voire carrément eurosceptiques. Pensez-vous que cela ne facilitera pas les contacts parfois un peu compliqués, entre Varsovie et Bruxelles ?
Réponse : Déjà, les déconvenues du SLD dans l’opinion polonaise l’obligeaient à manifester une posture « fière » et combative vis-à-vis des exigences européennes. Les partis actuellement au pouvoir, ou proches du pouvoir, sont réticents, pour ne pas dire plus, vis-à-vis de l’Europe. Cela étant, les subventions européennes ont déjà eu des effets positifs dans de nombreuses campagnes polonaises et il n’est pas sûr que l’anti-européanisme soit particulièrement en train de prospérer : Samoobrona et la Ligue n’ont pas eu d’augmentation massive de leur poids électoral. Cela étant, dans un pays où la petite paysannerie pauvre est extrêmement nombreuse, la politique agricole ne peut être qu’un sujet propre aux surenchères.
Question : Une cérémonie solennelle a eu lieu vendredi 27 janvier 2006 dans le camp d'Auschwitz-Birkenau, pour commémorer le 61e anniversaire de sa libération. Sur le site du camp, le Premier ministre Polonais Kazimierz Marcinkiewicz a souligné qu’«Auschwitz est le plus grand cimetière européen où il n'y a pas de tombe. Il est d'autant plus important de garder la mémoire de ce qui s'est passé ici […], de la garder pour les prochaines générations, en hommage aux victimes et comme un avertissement à un monde toujours rempli de haine et d'agression. » Par ailleurs, le primat de Pologne, Mgr Jozef Glemp, et la fondation Shalom ont appelé les Polonais à allumer une bougie à leur fenêtre vendredi à la mémoire des victimes du génocide. Une cérémonie officielle a eu lieu la veille devant le monument aux héros du ghetto de Varsovie. Enfin, un tramway historique, identique à ceux qui roulaient dans le Ghetto de Varsovie entre 1940 et 1943 avec son étoile de David en lieu et place de numéro, a circulé à vide jeudi 26 et vendredi 27 janvier dans le centre de la capitale Polonaise, à la mémoire des victimes de la Shoah. Il y a quelques années, la Pologne semblait en retrait par rapport à tout cela. Comment expliquez-vous de tels changements alors que le gouvernement compte deux partis nationalistes ?
Réponse : Cela renvoie à la remarque de la première question : la politique suivie en matière de commémoration du génocide juif n’est pas celle de la Ligue des familles polonaises. En outre, il y a, malgré les pesanteurs antisémites encore si communes, un nouveau questionnement dont témoignent beaucoup des réactions à l’affaire de Jedwabne (1). Il y a une nouvelle génération de Polonais, et parmi eux certains prélats, qui font leurs, les combats contre l’antisémitisme, comme l’avaient déjà fait certaines personnalités remarquables de la génération précédente. Enfin, les relations avec Israël sont bonnes, le consensus européen sur la Shoah est pris en considération, et l’action de Jean Paul II contre l’antisémitisme ne peut pas être méconnue dans ce pays qui le vénère….
Question : Les évêques polonais ont confirmé ce mardi la date du voyage du pape Benoît XVI en Pologne, déjà connue par des indiscrétions : ce sera du 25 au 28 mai 2006. Ce programme, non encore publié, comportera une visite du pape Benoît XVI dans l’ancien camp de concentration nazi de Auschwitz-Birkenau, et toujours sur les pas de Jean-Paul II, à Wadowice, Cracovie – avec une rencontre des jeunes avec le pape –, au sanctuaire marial de Czestochowa, et à Kalwaria Zebrzydowska, où Karol Wojtyla enfant avait l’habitude de se rendre en pèlerinage avec son père. Selon vous, qu’est ce que le Pape peut « attendre » d’un tel voyage.
Réponse : La signification de ce voyage est considérable pour les polonais, non seulement parce qu’il s’agit du successeur de Jean Paul II, mais parce que Benoit XVI est allemand. Pour les Polonais, la réconciliation avec les allemands ne va pas de soi : 3 millions de Polonais non juifs ont été tués pendant la guerre, et certains Polonais sont inquiets de l’émergence de revendications des millions d’Allemands dont les pères ont vécu au-delà de la ligne Oder Neisse. Pour bien des Polonais, Auschwitz est le symbole du martyrologue polonais pendant la guerre. C’est pourquoi, pour éviter un nouveau et tragique conflit de mémoire, il est très important que les communautés juives veillent à ce que dans la programmation de la visite de Benoît XVI à Auschwitz, la place qui s’impose soit faite au souvenir des Juifs qui ont représenté plus de 90% des morts dans ce camp. Il serait impensable que, outre la visite au bloc des fusillés à Auschwitz I et de la cellule de Maximilien Kolbe, on esquive d’une façon ou d’une autre la visite à Birkenau et des lieux d’extermination juive. J’espère que la prochaine réunion du Conseil International d’Auschwitz à laquelle je dois me rendre à la fin de février apportera toutes les assurances à ce sujet.
Propos recueillis par Marc Knobel
Note :
1. En mai 2000, une bombe explose dans l'historiographie polonaise : un universitaire polonais émigré aux Etats-Unis, Jan Gross, publie un livre, Voisins, dans lequel il révèle, témoignages à l'appui, que la population juive de la bourgade de Jedwabne, dans le nord-est du pays, avait péri non pas des mains des Allemands, comme le voulait la version officielle de ce pogrom de juillet 1941, mais des mains de leurs voisins polonais, villageois comme eux de Jedwabne. Ce livre a provoqué un large débat dans la société polonaise.