Actualités
|
Publié le 16 Juillet 2009

Sept Regards croisés sur une tragédie et une honte : une personne sur six dans le monde souffre de la faim !

Avec les réponses de Pierre Shapira, Jean-Philippe Moinet, Gaston Kelman, Arié Bensemhoun, Raphaël Draï, Dinah Azoulay, Laurent Duguet.



Le 19 juin, l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) de l’ONU a annoncé que la faim dans le monde devait s’accroître davantage. Selon elle, le nombre de personnes souffrant de la faim atteint le chiffre record de 1,02 milliard de personnes, soit un sixième de l'humanité. 2009 sera même l’année de tous les records : environ 11% de personnes en plus par rapport à 2008 (100 millions de personnes supplémentaire). Et si dans les médias, on parle beaucoup de la grippe A ou H1N1, parle-t-on suffisamment du milliard de personnes affamées ? Que vous inspirent ces tristes chiffres ?
Pierre Shapira, maire adjoint de la Ville de Paris, adjoint aux relations internationales de la Ville de Paris : ces chiffres étaient malheureusement prévisibles, les causes sont connues et les réponses à apporter également. Seulement la volonté politique et les budgets manquent. L’année dernière, la crise alimentaire faisait basculer plus de 30 pays dans une situation d’urgence, suite à la spéculation sur les produits agricoles qui devenaient des valeurs refuges en pleine crise des subprimes. Mais les causes profondes sont les mêmes depuis des décennies : les politiques agricoles internationales qui poussent les pays pauvres à remplacer leur agriculture traditionnelle par une agriculture de rente, la concurrence des pays asiatiques, les subventions massives européennes et américaines à leur agriculture… D’autres facteurs indirects aggravent le tableau : les conflits qui déplacent et affament les populations, le sida qui décime les familles, le changement climatique qui multiplie sécheresses et inondations et le manque d’accès à l’eau potable qui touche 1 milliard de personnes…



Les médias préfèrent relayer les informations sur les grandes épidémies qui nous menacent parce que, depuis bien longtemps, l’extrême pauvreté n’est plus au sommet de l’agenda politique. D’autant plus depuis la crise économique et financière. Pourquoi aller aider les pauvres si loin de chez nous alors que nous traversons toutes ces difficultés ?



Mais si l’aide internationale et nationale s’essouffle, en tant qu’adjoint aux relations internationales de la Ville de Paris, je vois quotidiennement l’investissement sans faille des collectivités locales dans la lutte contre la faim et l’extrême pauvreté. Structurées au niveau international, européen et français, les villes travaillent avec les pays en développement, en partenariat avec les ONG, pour favoriser l’accès à l’eau, lutter contre le sida, venir en aide aux populations déplacées, comme dernièrement au Sri- Lanka. Elles interviennent auprès des populations locales dans tous les services publics pour améliorer leurs conditions de vie.



Jean-Philippe Moinet, auteur, fondateur de la Revue Civique et européenne, ancien Secrétaire général du Haut Conseil à l’intégration : ces chiffres devraient faire la Une des journaux et des magazines français ! Ils devraient susciter une mobilisation nationale, européenne et mondiale, dans tous les Etats où « avoir faim » n’est heureusement plus une préoccupation. Pourquoi une indifférence à un tel fléau qui ravage en particulier l’Afrique ? Pourquoi non assistance à personnes en danger, quand plusieurs millions de Coréens du Nord sont doublement victimes : d’un régime totalitaire et d’une famine cruelle pour les plus faibles, enfants, personnes âgées ? Une observation : le cycle infernal des dérèglements, économiques et sociaux, qui aboutissent aux famines est très souvent accéléré dans les pays qui s’enferment dans des régimes dictatoriaux, qui nient les aspirations populaires les plus élémentaires et qui refusent les principes de la solidarité internationale et humanitaire, en particulier quand elle vient d’un Occident diabolisé.



Pas forcément pour le milliard de personnes évoquées, mais une partie d’entre elles, le seuil critique de la survie est atteint, et la question du devoir d’intervention humanitaire se pose. Qu’il s’agisse du Darfour ou de la Corée du Nord, cette question n’est pas la plus simple car elle renvoie à un ensemble de questions politiques essentielles pour la communauté internationale, qui se heurtent parfois au principe de souveraineté nationale auquel tous les Etats sont bien sûr attachés mais auquel les pires dictatures s’accrochent pour refuser les échanges et empêcher que les droits élémentaires de la personne humaine soient protégées. Il faut que les démocraties, et les pays qui tendent à le devenir, soient suffisamment forts et dans ce cas pleinement solidaires pour intervenir non seulement pour que les aides humanitaires puissent parvenir à ceux qui en ont vraiment besoin mais pour des pays qui puissent s’ouvrir et à terme réformer leur mode de gouvernance, et leur relation avec les autres Etats.



Par ailleurs, il est affligeant de voir que l’épisode de la grippe A ou H1N1 révèle une sorte de protectionnisme «eurocentré», parfois irrationnel, à fort impact médiatique et émotionnel. Non pas que l’enjeu de cette pandémie soit à négliger. Mais force est de constater que les sociétés européennes, très douillettes, très protégées sur le plan social et sanitaire, ne sont pas aussi généreuses qu’elles le pourraient et le devraient ; elles font même subitement monter l’échelle du fameux « devoir de précaution » dés que le spectre des morts les approche, sans voir - ou sans vouloir voir – que des milliers, parfois des dizaines de milliers de personnes, menacées de morts, sont à leur frontière ou à quelques heures d’avion (et de convois humanitaires) de Paris…



Les acteurs du débat public, comme vous le faites, se doivent de réveiller les consciences endormies, ou en voient de l’être.



Gaston Kelman, écrivain, né au Cameroun en 1953 : 642 millions de personnes en Asie et dans le Pacifique; 265 millions en Afrique subsaharienne; 53 millions en Amérique latine et les Caraïbes; 42 millions au Proche-Orient et en Afrique du Nord. Telle est la répartition selon la FAO de la faim dans le monde. Ce qui attire mon attention, c’est toujours la fausse analyse que l’on fait de cette situation. Quelqu’un a dit un jour que si l’on donnait tel territoire sahélien à tel pays occidental, il le transformerait en jardin. On lui en a voulu. Mais le président Lansana Conté de Guinée disait la même chose. « J’ai donné une terre fatiguée aux Chinois. Si vous voyiez ce qu’ils en ont fait ! » Pourquoi apprécie-t-il chez les Chinois, ce qu’il semble incapable d’attendre de son peuple ?



Il n’y a aucune corrélation entre le sous-développement et la faim. Comment peut-on expliquer que la famine sévisse dans les pays de l’Afrique centrale, région riche en ressources minières, donc génératrices de devises, aux conditions climatiques idéales pour l’agriculture et au sol très fertile ? Dans la jeunesse camerounaise, la politique avait axé sa priorité sur « l’autosuffisance alimentaire. » Elle a été atteinte. Ailleurs, la consommation est inadaptée à l’agriculture locale. Pourquoi le riz a-t-il supplanté le mil dans l’alimentation sahélienne ? Il y a certes des peuples qui connaissent des conditions naturelles inhospitalières. Ainsi l’analyse de la faim ne peut pas se faire sur les mêmes bases. Ici il s’agit de changer le mode de fonctionnement de l’homme, là il s’agit de lutter contre la nature.



Arié Bensemhoun, ancien président du CRIF Midi-Pyrénées : j’ai le souvenir de tous ces documentaires et de tous ces reportages que je voyais lorsque j’étais un enfant. Ils montraient la famine dans le monde et l’image de ces enfants continuent de hanter ma mémoire et ma conscience. je me souviens bien sûr de notre French docteur avec son sac de riz à l’épaule, je me souviens également de cette chanson de Michel Jackson « We are the world.»



Bref je me souviens de ce temps ou la famine était un vrai sujet de préoccupation de la société et un sujet éminemment médiatique. J’ai l’impression aujourd’hui que l’on ne parle plus ou pas suffisamment de ce problème bien réel. Parce que dans nos sociétés d’hyper consommation, il y aurait une sorte d’indécence à montrer ceux qui ont faim, parce que cela nous renvoie à notre responsabilité. De fait, je dis que l’on ne peut plus comprendre que les enfants meurent de faim alors que l’on est capable de produire de l’alimentation en surplus et alors que nous vivons dans des pays qui sont gorgés de produits qui n’ont même plus de valeurs marchandes… Cette hyper consommation d’un côté et cette insuffisance de l’autre, et tous les cris de détresse choquent infiniment.



Raphaël Draï, Professeur de sciences politiques à l’IEP d’Aix en Provence : l'état des lieux accompli par l'OMS est vraiment préoccupant. Il atteste que les notions de globalisation et d'humanisation sont loin d'être corrélées. Il déjuge aussi gravement tout le corpus des droits de l'humain puisqu'il faut constater que les besoins les plus élémentaires, les plus vitaux, ne sont toujours pas satisfaits pour une part déterminante de l’humanité. Dans cette situation il est vain de chercher des causes plus déterminantes que d'autres puisque la misère sévit aussi dans ce qu'il est convenu d'appeler les pays développés. Sans doute faut-il incriminer l'égoïsme non pas de ces pays dans leur ensemble mais des couches sociales qui s'y constituent en "bulle", indifférentes au sort d'autrui, une indifférence qui peut s'avérer auto- destructrice.



Il faut également mettre en cause la façon dont sont gouvernés les pays affligés par la faim et dont beaucoup ont été précipités dans l'indépendance sans préparation ou bien avec l'arrière pensée qu'ils ne tarderaient pas à échouer, et à solliciter de nouveaux protectorats. La prise de conscience doit donc être économique mais aussi morale.



Dinah Azoulay, pharmacienne, membre du comité directeur du CRIF : il est vrai que dans les médias la grippe H1N1 est beaucoup plus « populaire ». Ceci étant, cette préoccupation est tout à fait légitime. Cependant, ce mal endémique qu’est la faim dans le monde n’est pas suffisamment traité dans les médias. J’ajoute et c’est malheureux que la moitié de l’humanité crève de faim alors que dans l’autre moitié, nombreux sont ceux et celles qui suivent un régime alimentaire ! La faim n’est pas une fatalité, il y a des solutions !



Laurent Duguet, journaliste : quand les êtres humains sont traduits en chiffres, ils se transforment fatalement en chiffres, c'est-à-dire en une forme inhumaine et
rassurante, désincarnée et décharnée. Reprocher aux médias de ne pas aborder tel sujet au regard de tel autre, c'est se poser la question du moteur interne de l'information et de sa fameuse hiérarchisation.



Le mort kilomètre dont j'ai appris le principe quand j'étais stagiaire n'a pas quitté les écrans, quoi qu'on en dise. Alors un milliard de personnes souffrant de la faim réparties sur la planète- vous voyez, déjà j'oublie 20 millions d'être humains - avec une situation qui ne date pas d'hier mais qui s'aggrave, que peuvent en faire les médias qui cherchent surtout à savoir en ce moment ce que Michael Jackson avait mangé avant sa mort ? Rien. Or, la famine n'est pas Une et le chiffre record n'est en fait pas un chiffre mais des réalités comme la famine organisée, la famine subie ou la famine conjoncturelle, pour des raisons climatiques ou politiques. Guérillas, conflits, monoculture ou cultures inadaptées aux besoins locaux sous la pression alimentaire mondiale, problématique foncière non résolue, inégalités sociales, tout cela peut concourir à créer les conditions de la famine.



La complexité et la diversité des situations, la durée de cette situation ne constituent pas des ingrédients porteurs pour la plupart des médias. Devant ce désastre non pas annoncé mais vécu, s'accentuant d'année en année, le chiffre de la FAO semble constituer un paramètre
vite oublié. Un jour peut-être, dans le silence, un rapport annoncera t-il que seulement une personne sur six ne souffre pas de la faim dans le monde. Ce jour-là, on en parlera. Trop tard.



Selon vous, comment le monde doit-il se ressaisir pour satisfaire les besoins d'urgence pour lutter contre la famine et vous semble-t-il que l’on puisse penser à des solutions à long terme ?
Pierre Schapira : pour lutter efficacement contre la famine, il faut coordonner nos actions à plusieurs niveaux. L’urgence tout d’abord. De nombreuses ONG, collectivités locales, États et organisations internationales déboursent des millions d’euros chaque année pour des actions d’urgence dans les pays pauvres. La Ville de Paris travaille souvent avec des ONG spécialisées dans l’aide d’urgence. L’Union européenne dispose d’une direction spéciale, ECHO, le service d’aide d’urgence et humanitaire, doté d’environ 700 millions d’euros par an. Mais ces réponses à la crise, si elles sont nécessaires, ne sont pas suffisantes. L’aide d’urgence a ses effets pervers : baisse des prix des denrées agricoles sur les marchés locaux, perturbation des circuits de distribution, découragement des producteurs.



Des solutions durables sont possibles. Pour lutter de manière viable contre la crise alimentaire mondiale, il faut revaloriser la petite exploitation paysanne dans les pays pauvres, former les exploitants à la gestion d’entreprise, leur fournir des équipements de base, former des équipes locales. Il faut également promouvoir l’autosuffisance alimentaire, notamment en consacrant une part plus élevée de l’aide publique au développement au secteur agricole. Aujourd’hui 75% des pauvres vivent à la campagne et le secteur rural ne reçoit que 4% de l’aide internationale. Il faut développer les infrastructures rurales, le stockage, l’irrigation, le transport, les micro- crédits. La Ville de Paris s’engage dans le développement de « ceintures » vertes autour des grandes villes pour améliorer l’approvisionnement des campagnes avoisinantes.



Enfin au niveau international, il faut défendre les pays en développement face à l’OMC qui souhaite libéraliser les relations commerciales entre l’Europe et l’Afrique. Le budget des États africains étant en grande partie renfloué par les droits de douanes, cette libéralisation aurait un effet dévastateur sur leur économie et leurs services publics. Nous devons remettre les Objectifs du Millénaire pour le Développement, qui prévoient la diminution par deux de l’extrême pauvreté et de la faim d’ici 2015, au sommet de l’agenda politique.



Jean-Philippe Moinet : il me semble que c’est d’abord aux grandes démocraties, celles par exemple du G20 mobilisées à juste titre pour faire face à la crise financière, de mobiliser beaucoup d’autres Etats dans ce combat contre la famine. Il y a quelques années Tony Blair, dans le cadre d’un G8 réuni à Londres, avait fait prendre une série d’engagements financiers pour le développement, et en particulier pour l’Afrique. Où en est la mise en œuvre de ces engagements ? Pourquoi, malgré tous les efforts, encore prés de 100 millions de personnes supplémentaires souffrent-elles de la faim ? La France pourrait, avec tous ses partenaires de l’Union européenne, soulever solennellement cette question dans le cadre des Nations Unies notamment, et surtout contribuer à apporter un certain nombre de réponses concrètes. Et pourquoi pas d’ailleurs dans le cadre de l’OTAN ?



Un volet humanitaire d’actions urgentes contre les famines les plus menaçantes pourrait être mis sur pied de manière opérationnelle et spectaculaire dans le cadre des pays membres de l’OTAN, en concertation avec l’ONU et l’Organisation de l’Unité africaine. L’amitié Sarkorzy-Obama, cette amitié franco-américaine si heureusement proclamée, aurait ainsi, en ce mois de juillet 2009 qui célèbre à quelques jours d’écart les deux fêtes nationales, une belle et éclatante illustration.



Ce serait la meilleure manière aussi de contribuer à des solutions de plus long terme, qui seraient sans aucun doute favorisées par une mobilisation autour d’une Conférence mondiale de lutte contre la famine, dont la France peut prendre l’initiative, vu ses liens historiques avec l’Afrique : une sorte de Grenelle de la famine à l’échelle de la planète, impliquant dans la durée et la responsabilité tous les acteurs concernés. Pour faire aussi - et peut-être d’abord - tomber les murs de l’indifférence.



Gaston Kelman : il n’y a pas de fatalité. Il faudrait comprendre une chose fondamentale. Le développement d’un peuple ne viendra jamais de l’extérieur. Le peuple doit atteindre une certaine maturité. Franz Fanon disait en substance qu’il est inutile de donner une canne à pêche à quelqu’un. S’il ne l’a pas conçue dans sa tête, s’il n’en a pas payé le prix, il ne comprendra jamais son importance et sera prêt à le détruire pour faire du feu.



Est-ce que l’on devrait parler d’aide alimentaire au Zimbabwe qui, il y a peu, était le grenier de l’Afrique australe ? Il a suffi d’un homme pour que tout s’écroule. On doit cesser de penser le développement en termes d’aide ou de l’apport de la diaspora. Tant qu’un peuple n’est pas prêt à gérer son destin, tant qu’il ne s’est pas libéré de la mentalité d’assisté, tant qu’il pense – françafrique – que l’ancienne métropole colonisatrice doit continuer à jouer son rôle tutélaire; toutes les aides seront vaines.



Que penser de ces mots du président Omar Bongo qui disait que « l’Afrique sans la France est une voiture sans chauffeur » Tout est dit. L’Afrique du Nord, l’Amérique latine, l’Asie du sud-est, petit à petit s’émancipent de cette tutelle et voient la mondialisation comme outil de développement. Certains pays d’Afrique subsaharienne conçoivent la mondialisation comme une nième entourloupe occidentale.



Arié Bensemhoun : on a vu que l’on est capable d’organiser des chaînes de solidarité pour affronter des crises graves : pour lutter contre le sida ou les maladies génétiques, par exemple. Il faudrait mobiliser et cette question (la famine) doit redevenir d’actualité. Je pense surtout qu’il ne faut pas assister les populations mais leur donner la technicité et la technique, la connaissance afin de leur permettre d’assurer l’autosubsistance. La famine est aussi liée -vous le savez- aux guerres, aux guerres civiles et à la corruption et les solutions sont sûrement plurielles. La fragilité touche aussi dans nos pays développés et c’est une réalité que nous vivons sur place. La question de la répartition des richesses se posent alors. La solidarité n’est pas un vain mot et je crois fermement que nous devons nous battre, retrousser nos manches et faire preuve de solidarité.



Raphaël Draï : il faut naturellement d'abord répondre aux situations d'extrême urgence en mobilisant les Etats mais aussi les organisations gouvernementales concernées. Le droit - devoir d'ingérence humanitaire doit faire école et doit toucher aussi à une équitable distribution de l'eau. Il importe que les juristes et que les politologues insistent pour que ne soient plus dissociées les notions de globalisation marchande et d'humanisation des sociétés. L'idée de société civile mondiale doit accompagner celle de marché planétaire. Enfin il importe que les religions qui font du respect de la dignité humaine le critère de la création divine de l’humain sondent leurs propres ressources spirituelles, fassent leur propre état des lieux et vérifient si leur économie politique est à la hauteur des idéaux de leur théologie.



Dinah Azoulay : la faim n’est pas une fatalité autant dans nos villes, dans nos quartiers, qu’au Sahel ou ailleurs. Les solutions peuvent venir des pays développés ou/et d’une plus grande solidarité citoyenne. Je pense d’abord que chacun doit faire un don en espèce, afin d’aider les associations caritatives et humanitaires et, cela est à la porté de tout le monde ! De plus, en tant que Français et Européen, nous pouvons nous organiser pour aider les pays et les populations concernés afin qu’ils exploitent leurs richesses. Il faut développer l’éducation et la coopération. Il est probable que si l’on donne beaucoup plus de moyens, de l’argent et si l’on forme les gens, un plus grand nombre sera capable de tendre vers une autonomie alimentaire et de se nourrir à sa faim.



Laurent Duguet : à mon avis, qui est celui d'un ignorant, la planète peut fort bien nourrir l'humanité, même si celle-ci progresse en nombre. Et n'en déplaise à Malthus, les techniques dans le domaine agricole et alimentaire doivent être en mesure, sur le papier en tout cas, d'assurer l'alimentation de chacun à la hauteur de ce qu'il est en droit d'attendre. La consommation quotidienne de tout être humain devrait être érigée comme un droit imprescriptible et les Etats ou ceux qui concourent volontairement et sciemment à provoquer des situations de famines devraient pouvoir en répondre devant la Justice. Ensuite, il va de la responsabilité des Etats démocratiques, seuls à pouvoir défendre une éthique, à obliger les groupes agro-industriels à fournir un effort de solidarité en matière d'aide alimentaire vers les pays concernés par les difficultés d'accès à la nourriture, que ce soit en Afrique, en Amérique du Sud, en Asie. Et il importe que la solidarité ne soit pas liée à des contreparties de quelque ordre que ce soit. Comment expliquer que de grands pays agricoles, souvent essentiellement exportateurs, compte des populations sous-alimentées ? La mode, qui consiste à favoriser la production locale au nom du food miles, assez ethnocentriste me semble-t-il et se prêtant parfois-comme on l'a observé récemment en France- à certaines dérives, se préoccupe-t-elle des productions locales du monde entier ?



Améliorer les techniques agricoles, rééquilibrer les échanges, imposer des amendes colossales voire des poursuites pénales en cas de responsabilité dans toute démarche consistant à aggraver la situation alimentaire, constituent des pistes à approfondir d'urgence. On peut voir la révolte du pain en Egypte avec dédain, les situations insoutenables dans le Sahel avec indifférence, la sous-alimentation en Inde, partie intégrante d'un folklore. On peut. Mieux ne vaut pas.



Propos recueillis par Marc Knobel



Et, pour ne pas oublier…



Ce poème de Jacques Prévert évoque la faim d’un homme qui n’a pas mangé depuis trois jours et trois nuits. Le bruit de l’œuf dur cassé sur le comptoir d’un café devient pour lui une obsession si forte qu’elle finit par le pousser au crime …



[…] Cela fait trois jours qu’il n’a pas mangé
et il a beau se répéter depuis trois jours
ça ne va pas durer
ça dure
trois jours
trois nuits
sans manger
et derrière ces vitres
ces pâtés ces bouteilles ces conserves
poissons morts protégés par les boites
boites protégées par les vitres
vitres protégées par les flics
flics protégés par la crainte
que de barricades pour six malheureuses sardines ...
Un peu plus loin le bistro
café-crème et croissants chauds
l’homme titube
et dans l’intérieur de sa tête
un brouillard de mots
un brouillard de mots
sardines à manger
œuf dur café-crème
café arrosé rhum
café-crème
café-crème
café-crime arrosé sang ! …
Un homme très estimé dans son quartier
a été égorgé en plein jour
l’assassin le vagabond lui a volé
deux francs
soit un café arrosé
zéro franc soixante-dix
deux tartines beurrées
et vingt-cinq centimes pour le pourboire du garçon.
Il est terrible
le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim.



Jacques Prévert, La grâce matinée, dans "Paroles" 1945 : http://www.zideesdemars.com/



Photo :D.R.