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Réponse : Le génocide perpétré contre les Arméniens de l’Empire ottoman en 1915 et 1916 a eu pour conséquence politique principale l’éradication de la population arménienne de son territoire historique, l’Anatolie orientale. La République de Turquie a recueilli cet héritage territorial et elle le préserve comme l’un de ses biens les plus précieux. Il en résulte qu’elle s’oppose à toute qualification de l’événement comme génocide, ce crime supposant la planification du meurtre. Les Arméniens perçoivent cette négation comme une seconde mise à mort. Faute de pouvoir obtenir la reconnaissance du génocide par la Turquie, ils présentent le dossier historique aux autres nations qui, quand elles l’examinent objectivement et ne cèdent pas aux pressions de la Turquie, constatent qu’il s’agit bien d’un génocide.
Question : Comment se fait-il que, contrairement aux demandes formulées en juin 1987 par le Parlement européen, la Turquie n’à toujours pas voulu reconnaître le génocide arménien ?
Réponse : La Turquie craint qu’en reconnaissant le génocide arménien, elle ne déclenche une série de revendications : territoriales, mais aussi économiques, la totalité des biens des Arméniens ayant été volé par l’État ou des citoyens ottomans. Mais elle devrait aussi avouer que, depuis quatre-vingts ans, elle a falsifié son histoire et qu’elle s’est enfermée dans une attitude de déni de plus en plus absurde, tant les preuves de la culpabilité du pouvoir ottoman sont accablantes. C’est pourquoi, il est regrettable que la résolution formulée en juin 1987 par le Parlement européen n’ait pas été retenue parmi les critères imposés à Copenhague en 1993, tant il est évident que le meilleur test de passage de la Turquie à la démocratie serait la reconnaissance du génocide arménien.
Question : Y a t’il des similitudes entre le négationnisme faurissonien qui nie que les nazis aient perpétré un génocide et le négationnisme turc ?
Réponse : La négation de la Shoah par des groupuscules néonazis ou des extrémistes de gauche est un refus global d’une évidence. Par son excès même, ce négationnisme s’interdit tout accès au monde universitaire, même s’il arrive qu’il s’introduise par accident dans des failles. La négation du génocide arménien est beaucoup plus subtile. Elle est d’abord le fait d’un État qui dispose des moyens politiques et financiers de diffuser son message, de contrôler ses universités et de faire pression sur des universitaires étrangers. D’autre part, la version négationniste turque n’est pas unique, puisqu’elle va d’un rejet presque complet de responsabilité à la reconnaissance de massacres perpétrés par des sujets ottomans et d’un nombre conséquent de victimes arméniennes. L’ultime position de repli est la négation de l’intention criminelle du gouvernement et/ou du comité Union et Progrès, c’est-à-dire le refus de qualifier ce meurtre de génocide. Cette position apparemment honnête et conciliante permet d’introduire une apparence de débat scientifique, ce qui amène, aujourd’hui encore et en dépit des preuves accablantes, des universitaires à dire qu’il y a deux versions des faits : l’une arménienne, l’autre turque, ce qui est une forme perverse de négationnisme.
Par contre, les méthodes employées par la Turquie dans ses plaquettes négationnistes pour nier le génocide arménien sont identiques au négationnisme de la Shoah : relativisation, réduction du nombre des victimes, mise en accusation des victimes et, finalement, retournement de l’accusation – ce sont les victimes qui ont tué et qui ont fabriqué la légende du génocide.
Question : Il semblerait que le terme de génocide soit de plus en plus utilisé. Les Palestiniens par exemple, n’hésitent pas à affirmer régulièrement qu’un « génocide » serait commis contre le Peuple palestinien. Comment expliquez-vous que l’on puisse utiliser une telle propagande ?
Réponse : Il existe depuis vingt ans une école de chercheurs qui, en particulier aux États-Unis et en Israël, poursuit des travaux sur le crime de génocide. Ces hommes et ces femmes sont d’authentiques savants. Ils conduisent leurs recherches en s’appuyant sur plusieurs disciplines des sciences humaines et en établissant des comparaisons entre l’événement qui fait référence, la Shoah, et d’autres événements à la fois proches et différents. En fait, il est peu de concepts aussi sujets à controverse que celui de génocide, car on ne saurait se limiter pour le penser à la définition donnée par la convention du 9 décembre 1948. Ceux qui étudient le génocide ne s’accordent pas sur le nombre d’événements à qualifier ainsi. Certains, en toute bonne foi, craignent tant d’établir une hiérarchie des malheurs qu’ils proposent d’appeler génocide des crimes qui, tout en contenant des éléments génocidaires, ne les réunissent pas tous. Ils ouvrent ainsi la porte à un usage malhonnête de ce mot par des parties d’un conflit qui spéculent sur l’effet d’horreur obtenu par son emploi. C’est pour éviter de tels excès que je considère nécessaire de limiter l’emploi du mot “ génocide ”, au XXe siècle en particulier, à des événements où sont réunis les éléments constituant cette infraction spécifique : la volonté criminelle d’un pouvoir d’État de résoudre une question qui l’obsède, quelle que soit la nature de cette obsession ; la destruction physique massive d’un groupe humain ; la désignation à la mort des membres de ce groupe en raison de leur appartenance, sans distinction d’âge ni de sexe. Ces éléments n’ont été réunis de façon incontestable que par trois systèmes criminels : le national-socialisme, pour les Juifs et les Tsiganes de 1941 à 1945 ; le comité Union et Progrès pour les Arméniens en 1915 et 1916 ; le Hutu-Power pour la mise à mort des Tutsi au Rwanda en 1994. Dans deux cas, la qualification du génocide, tout en restant discutable, peut être retenue : les meurtres de masse perpétrés par les Khmers rouges au Cambodge de 1975 à 1978 ; la famine provoquée en Ukraine en 1932-1933 par le pouvoir soviétique. Dans les autres cas, il ne s’agit pas d’un génocide, tout au plus de “ massacres génocidaires ”. En plaçant ainsi des barrières conceptuelles, on évite de tels débordements.
Question : Dans un article que vous avez publié récemment dans Le Figaro, « La marche turque », (vendredi 13 décembre 2002), vous énonciez pour quelles raisons vous vous opposez à l’intégration de la Turquie dans l’Union européenne. Pensez-vous vraiment qu’il faille exclure la Turquie de l’espace européen ?
Réponse : Dans mon article, je n’ai pas livré le fond de ma pensée. Je suis convaincu que l’entrée de la Turquie dans l’Europe signifierait la fin de l’Union européenne. Au lieu d’européaniser la Turquie, comme le pensent de bonnes âmes généreuses, on “ turquifierait ” l’Europe, en introduisant, outre un potentiel de 100 millions de Turcs à l’horizon 2050, un additif de 100 millions de turcophones. Par la simple application des traités de Nice et d’Amsterdam, la Turquie aurait plus de voix au Conseil que la France et plus de députés européens que l’Allemagne. La Turquie n’appartient pas à l’espace européen, mais à l’espace méditerranéen, comme Israël, le Liban, les pays arabes et plusieurs pays d’Europe. Il ne faut pas fabriquer des espaces fictifs pour répondre au désir des États-Unis de contrôler l’Europe sur son flanc sud-est.
Question : Craignez-vous que l’islamisation de la Turquie ait commencé ?
Réponse : La Turquie est un État laïque peuplé de sujets musulmans. Qu’ils soient sunnites ou chiites, un grand nombre de ces musulmans sont pratiquants et ils peuvent être sensibles à une propagande islamiste radicale. Le fait qu’une forte majorité de la population turque se soit prononcée en faveur d’un parti islamiste – même si celui-ci s’affirme modéré, ce qui est, pour le moins, antinomique – traduit une accélération du processus d’islamisation de la société turque. Le seul obstacle à la création d’un État théocratique demeure l’armée, représentée au pouvoir par le Conseil national de sécurité. L’armée défend la vision kémaliste d’un État laïque, condition nécessaire à la modernisation et au développement économique et culturel du pays. On peut donc prévoir un conflit entre ces deux visions antagonistes de la Turquie.
Question : Comment envisagez-vous l’avenir de la Turquie, du Kurdistan, l’Arménie, voire la Géorgie dans les années à venir ?
Réponse : On ne saurait confondre en un même espace géopolitique la Turquie, le Kurdistan, l’Arménie et la Géorgie. La Turquie est un pays asiatique et elle maintient un blocus autour de l’Arménie. Les Kurdes sont répartis sur trois pays – la Turquie, l’Irak et l’Iran – et, dans chacun de ces pays leur situation est différente. Il est peu probable qu’un Kurdistan indépendant émerge dans les décennies à venir. Un statut plus libéral accordé aux Kurdes de Turquie serait un test de démocratie pour la Turquie. Si la guerre éclate en Irak et que le régime actuel est démantelé, les Kurdes irakiens (20% de la population) joueront un rôle important dans un Irak contrôlé par les États-Unis : ils bénéficieront d’un statut d’autonomie et participeront au pouvoir. La situation des Kurdes d’Iran est liée à l’évolution démocratique de ce pays. L’Arménie est un des trois pays du Caucase du Sud. Même si l’armistice se maintient, elle reste en guerre avec l’Azerbaïdjan, le conflit du Karabagh n’étant pas réglé par le groupe de Minsk. Elle s’appuie sur un seul allié, la Russie, ce qui la place en position de fragilité. Ses relations avec la Géorgie ne sont pas bonnes, car la Géorgie s’oppose à la Russie en accueillant des combattants tchétchènes, et un conflit territorial oppose Arménie et Géorgie. Enfin les États-Unis sont en train de prendre pied militairement en Géorgie pour consolider leur position en périphérie de la Russie, ce qui change la donne au Sud-Caucase.
Question : Comment comprenez-vous l’alliance israélo turque ? Vous semble-t-il qu’elle est dirigée essentiellement contre la Syrie ?
Réponse : Placé dans un environnement singulièrement hostile, Israël a intérêt à s’allier, et d’abord militairement, avec la Turquie. Les États-Unis soutiennent et préservent cette alliance. La Turquie et la Syrie n’ont pas de bonnes relations. La question kurde, en particulier, les oppose. Mais la Syrie n’est pas un adversaire à la taille de ses deux voisins, Israël et la Turquie. Fût-ce contre son gré, elle aussi fera ce que demandent les États-Unis. Si la guerre éclate en Irak, il est probable qu’elle devra se retirer du Liban. Le jeu d’alliances imposé par la conjoncture politique pour deux pays menacés dans leur survie comme Israël et l’Arménie ne devrait pas nuire à de bonnes relations entre les communautés juive et arménienne, en France singulièrement. Même si ces alliances placent temporairement chacun de ces deux pays dans des systèmes d’alliance opposés, ce qui unit Arméniens et Juifs – la mémoire d’un génocide – est plus fort que ce qui, en apparence, les divise.
Propos recueillis par Marc Knobel
Observatoire des médias