- English
- Français
Parmi les grands récits d’accusation dans lesquels les Juifs sont criminalisés ou diabolisés, c’est-à-dire les principaux mythes antijuifs constituant la dimension idéologique de la judéophobie, il convient de faire une place particulière au thème de la conspiration en vue de dominer et d’exploiter les autres peuples. Il ne s’agit pas de la simple peur de complots juifs imaginaires, mais de récits accusateurs élaborés, prenant la forme de légendes, à travers lesquelles se diffuse une vision manichéenne et antijuive de l’Histoire. Par la mythologie complotiste, puissant mode de diabolisation, le peuple juif est construit comme l’ennemi absolu.
Dans la période qui suit la création de l’État d’Israël (1948), le mythe de la conspiration juive internationale se présente le plus souvent sous la forme du « complot sioniste mondial » ou, depuis les années 1990, sous celle du « complot américano-sioniste », dont l’« alliance judéo-croisée » constitue un équivalent islamiste. L’article 32 de « La Charte d’Allah » adoptée par le Hamas, et publiée le 18 août 1988, témoigne de cette retraduction islamiste et « antisioniste » du mythe de la conspiration juive mondiale, adapté à la guerre totale contre Israël :
« La conspiration sioniste n’a pas de limites. Après la Palestine, les sionistes veulent accaparer la terre, du Nil à l’Euphrate. Quand ils auront digéré la région conquise, ils aspireront à d’autres conquêtes. Leur plan a été énoncé dans les Protocoles des Sages de Sion, et leur conduite actuelle en est la meilleure preuve. Sortir du cercle de la lutte contre le sionisme est une haute trahison. Maudits soient ceux qui agissent de la sorte. »
Revenons brièvement sur les origines intellectuelles de cette vision complotiste. Dans son libelle intitulé Notre combat contre les Juifs, publié au début des années 1950 et devenu un texte de référence pour la plupart des mouvements islamistes, le Frère musulman Sayyid Qutb (1906-1966) donne un résumé saisissant de sa vision de l’histoire de l’islam, histoire répétitive se réduisant au récit, ponctué de citations de versets du Coran, du perpétuel retour du complot juif contre l’islam :
« Notre Communauté est concernée par la tromperie et la conspiration juives : “Ô Gens du Livre, pourquoi mêlez-vous le faux au vrai et cachez-vous sciemment la vérité ?” [Coran, Sourate 3, 71]. Ceci est une caractéristique des Gens du Livre, que les musulmans doivent comprendre et dont ils doivent tirer la leçon : la tromperie et la conspiration. Et cette caractéristique qu’Allah – qu’Il soit glorifié – a critiquée dans le comportement des gens du Livre à une époque passée est exactement ce qu’ils ont fait jusqu’à ce jour. Ceci est leur manière d’agir tout au long du cycle de l’Histoire. Les Juifs ont commencé à agir de cette manière dès le premier instant. (…) Puis les chrétiens les ont suivis. Au cours des siècles, les Juifs ont empoisonné l’héritage islamique. (…) Les Juifs ont comploté contre l’histoire islamique, ses événements et ses grands hommes, et ils ont cherché à amener la confusion. (…) Les Juifs ont également conspiré contre l’exégèse du Coran et ils l’ont falsifiée. Ceci est une conspiration très dangereuse. Les Juifs ont suscité des hommes et des régimes (dans le monde islamique), afin de conspirer contre cette Communauté (musulmane). Des centaines, puis des milliers ont comploté à l’intérieur du monde islamique, et continuent de le faire. »
Qutb désigne clairement l’ennemi, sans l’habiller du vocabulaire antisioniste ou anti-impérialiste : « les Juifs ». Il désigne les Juifs comme les plus anciens et les plus redoutables des ennemis de l’islam qui, affirme-t-il dans Jalons sur la route (1964), est « la seule civilisation » :
« Les Juifs devinrent les ennemis de l’islam dès qu’un État musulman fut établi à Médine. Ils complotèrent contre la communauté musulmane dès que celle-ci fut créée […] Cette âpre guerre que les Juifs nous ont déclarée […] dure sans interruption depuis quatorze siècles, et enflamme, encore maintenant, la terre jusqu’en ses confins. »
Dans son bréviaire du combat antijuif, Qutb s’inspire des Protocoles des Sages de Sion, dont il réinterprète cependant le contenu : le grand complot antichrétien fomenté par les Juifs est transformé par l’idéologue islamiste en un vaste complot islamophobe organisé par les chrétiens et les Juifs. Qutb suppose ainsi l’existence d’une « conspiration judéo-chrétienne contre l’islam », et affirme que, face à « ceux qui ont usurpé la souveraineté d’Allah sur la terre », l’islam doit procéder « à leur destruction afin de libérer les hommes de leur pouvoir ». Il ajoute que « le combat libérateur du jihad ne prendra pas fin tant que la religion d’Allah ne sera pas la seule ».
À cet égard, l’enseignement de Qutb est parfaitement conforme à celui du guide spirituel et politique des Frères musulmans : Hassan al-Banna (1906-1949), le fondateur de la Confrérie en 1928. On lit dans le point 5 du credo des Frères musulmans, entériné par le IIIe Congrès des Frères en mars 1935 : « La bannière de l’islam doit couvrir le genre humain. » C’est dans cette perspective, celle de la création d’un Califat mondial, que Qutb a placé le jihad rédempteur au cœur de l’islam en même temps qu’il désignait les Américains (ou les Occidentaux) et les Juifs – surtout les Juifs – comme les ennemis à combattre prioritairement.
L’ayatollah Ruhollah Khomeyni, dans son livre publié en 1980 à Téhéran, Kashf al-Asrar [« La Clé des secrets »], a conféré une légitimité à la thèse conspirationniste selon laquelle les États-Unis étaient dominés par les « Juifs maléfiques » et que Juifs et Américains étaient, en conséquence, les ennemis absolus de l’Islam : « Les Juifs et leurs suppôts étrangers veulent miner les fondations de l’Islam et instaurer un gouvernement juif international ; comme ce sont des gens infatigables et rusés, j’ai bien peur, Allah nous en préserve, qu’un jour ils y parviennent. » Sur ce thème, on ne rencontre pas de différences significatives entre le discours chiite et le discours sunnite.
Le 23 février 1998, le journal londonien Al-Quds al-Arabi publie la « Déclaration du Front islamique mondial pour le jihad contre les Juifs et les Croisés ». Elle est signée notamment par Oussama Ben Laden, par celui qui allait devenir le stratège d’Al-Qaida, Ayman al-Zawahiri, chef de l’organisation égyptienne Al-Jihad et par quatre autres responsables d’organisations islamistes. Dans cette « Déclaration », l’ennemi satanique composite contre lequel les signataires appellent explicitement au jihad est désigné, à l’instar de la « Déclaration de jihad » du 23 août 1996 qui dénonçait le « complot des Américains et de leurs alliés », comme l’« alliance judéo-croisée » (et « ses valets ») ou la « coalition judéo-croisée ». Dans une interview réalisée en septembre 1998, Ben Laden dévoile sa vision fantasmatique d’un islam victime d’agressions et de complots dus aux « judéo-croisés » diaboliques :
« Je dis qu’il existe deux parties dans cette lutte : la croisade mondiale alliée au judaïsme sioniste conduite par l’Amérique, la Grande-Bretagne et Israël, et l’autre partie : le monde musulman. (…) Nous sommes convaincus que la Communauté [Oumma] est capable aujourd’hui (…) de mener le combat contre les ennemis de l’islam et plus particulièrement contre le plus grand ennemi : l’alliance judéo-croisée. »
Le complot est d’autant plus évident que le gouvernement américain est considéré comme « sionisé », selon l’expression employée en 2004 par Abou Moussab al-Zarqaoui (1966-2006), jihadiste jordanien d’origine palestinienne considéré comme l’inspirateur de l’État islamique. Dans sa « Lettre au peuple américain », diffusée en novembre 2002, Ben Laden s’inspire expressément des écrits conspirationnistes occidentaux pour dénoncer le « contrôle » de l’Amérique par les Juifs : « Vous êtes la nation qui a autorisé l’usure, qui a été interdite par toutes les religions. Vous avez pourtant construit votre économie et fondé vos investissements sur l’usure. La conséquence de tout cela (…) est que les Juifs ont pris le contrôle de votre économie, à travers laquelle ils ont pris le contrôle de vos médias, et maintenant le contrôle de tous les aspects de votre vie, faisant de vous leurs domestiques et atteignant leurs objectifs à vos dépens. » Le thème d’accusation était déjà fort banal, comme en témoigne un prêche du vendredi de Ikrima Sabri, mufti de Jérusalem, diffusé le 11 juillet 1997 par La Voix de la Palestine (la radio officielle de l’Autorité palestinienne) : « Oh, Allah, détruis l’Amérique, parce qu’elle est contrôlée par les Juifs sionistes. » Dans la vision djihadiste du monde, les Juifs n’ont cessé d’occuper la place de l’ennemi absolu. L’État juif, visé au premier chef par le jihad, est voué à la destruction. En témoigne la prophétie menaçante d’al-Banna qu’on trouve citée dans le préambule de la Charte du Hamas : « Israël s’élèvera et restera en place jusqu’à ce que l’islam l’élimine, comme il a éliminé ses prédécesseurs. » L’article 13 de la Charte est fort clair : « Il n’y a pas de solution au problème palestinien, si ce n’est le jihad. » Khalil Koka, l’un des fondateurs du Hamas, a exposé sans fard la vision islamo-palestinienne de la solution de la « question juive » : « Dieu a rassemblé les Juifs en Palestine non pas pour leur offrir une patrie, mais pour y creuser leur tombe et débarrasser le monde de leur présence polluante. »
On retrouve cette thématique complotiste, associée à une vision du combat rédempteur, dans la déclaration faite le 14 novembre 2014 par Abû Bakr al-Baghdadi, auto-proclamé calife de l’État islamique (Daech) : « Les dirigeants des Juifs, des croisés et des apostats (…) se sont rassemblés, ont réfléchi, ont comploté, ont préparé la guerre contre l’État islamique (…) Ô soldats de l’État islamique, continuez la moisson des armées, déchaînez les volcans du jihad partout », afin de libérer l’humanité du « système global fondé sur l’usure » et tenu en laisse par « les Juifs et les Croisés ». Sur ce point, Daech n’innove en rien : sa rhétorique jihadiste est conforme à l’enseignement des Pères fondateurs de l’islamisme radical, ce nouveau totalitarisme.
Cet article a été rédigé pour la revue annuelle 2017 du Crif. Nous le reproduisons avec l’aimable autorisation de Pierre-André Taguieff, que nous remercions.