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Publié le 3 Juin 2019

Crif - Discours de Pierre-André Taguieff lors de la réception du Prix Bernheim pour les Sciences

Lors d’une cérémonie qui se tenait ce lundi 27 Mai 2019 au Théâtre du Vieux Colombier à Paris, la Fondation du Judaïsme Français a remis le prix Francine et Antoine Bernheim pour les Arts, les Lettres et les Sciences sous l’égide de la Fondation du Judaïsme Français, à Michel Kichka, illustrateur, cartooniste, Professeur aux Beaux-Arts Bezalel de Jérusalem, au journaliste et à l’écrivain Marc Weitzmann, au philosophe, politologue et historien des idées, Pierre-André Taguieff.

La Fondation Renée et Léonce Bernheim assure la pérennité du Prix des Arts, des Lettres et des Sciences institué en 1981. Ce prix récompense trois lauréats dont l’œuvre a valeur créatrice.

Daniel Dayan (directeur de recherche au CNRS), a rendu un vibrant hommage à l’œuvre de Pierre-André Taguieff : « Nous avons besoin d’intellectuels qui,  comme Pierre-André Taguieff, nous aident à maintenir une sphère publique où le débat soit possible : une sphère publique où l’on ne puisse pas impunément faire fi des réalités débattues, ni confisquer les mots qui les désignent »

Nous reproduisons ci-après, l’allocution de Pierre-André Taguieff, lors de la remise de ce prix à Paris, le 27 mai 2019.

         Lorsqu’il y a quelques mois, Gérard Rabinovitch m’a informé que le prix Bernheim pour les Sciences m’était décerné, j’ai été à la fois surpris, flatté et ravi, mais aussi, étrangement, soulagé, car ce prix venait justifier, 27 ans plus tard, le prix Bernard Lecache que m’avait décerné la Licra, selon la formule rituelle, pour « l’ensemble de mon œuvre ». En 1992, il ne s’agissait que d’une promesse d’œuvre. Entretemps, j’ai beaucoup travaillé, mené de multiples combats intellectuels et publié de nombreux ouvrages (une cinquantaine), qui dessinent quelque chose comme une œuvre. Je mérite aujourd’hui enfin qu’on parle de l’ensemble de mon œuvre, qui, je me dois de prévenir mes fidèles lecteurs insatiables mais débordés, reste cependant en cours de construction. Deux nouveaux livres de votre serviteur vous attendent à l’automne prochain, munis de concepts et agrémentés de notes.       
Je tiens donc à remercier chaleureusement les jurés du prix Bernheim Sciences qui ont décidé de m’honorer, me lavant de la mauvaise conscience suscitée par le prix prématuré de 1992.       
Il y a une joie particulière à être reconnu par ses pairs. Il y a une joie supplémentaire à être honoré par la Fondation du judaïsme français dans ce cadre magnifique, au milieu de tant d’amis et, je suppose, d’infatigables lecteurs.  
 
     Ce qu’on appelle l’antisémitisme ou, d’une façon moins inappropriée, la judéophobie, terme qui renvoie à toutes les formes d’hostilité envers les Juifs à travers l’histoire, peut se réduire à une haine, la haine antijuive. Mais cette haine aux multiples figures ne se réduit pas elle-même aux affects irrationnels d’une passion négative à laquelle on opposerait paresseusement « la raison », la saine raison. Elle se nourrit de représentations, elle est structurée par des mécanismes spécifiques, elle a des conditions historiques et culturelles d’existence, elle paraît être nourrie par des abstractions et régie par des « raisons ». Elle n’a cessé de s’habiller de nouvelles rationalisations au cours de sa longue histoire. Raymond Aron a excellemment soulevé la question :  « Le phénomène décisif ce sont les haines abstraites, les haines de quelque chose que l’on ne connaît pas et sur quoi on projette toutes les réserves de haine que les hommes semblent porter au fond d’eux-mêmes. » Les Juifs sont haïs non pas pour ce qu’ils font, ni pour ce qu’ils sont réellement dans leur diversité, mais pour ce que les judéophobes croient qu’ils sont ou imaginent qu’ils font. Les Juifs n’ont cessé d’être essentialisés sur un mode négatif, réinventés comme les représentants d’une entité mythique menaçante, à travers un discours judéophobe qui se caractérise par sa longue durée, sa haute intensité polémique et le caractère délirant des accusations véhiculées (du meurtre rituel au complot juif mondial). 
N’oublions pas sa puissance de métamorphose, dont on connaît les principales figures historiques : de la judéophobie antique et de l’antijudaïsme chrétien à la judéophobie des Lumières, et de celle-ci à l’anticapitalisme antijuif dans ses deux versions  – la révolutionnaire (le socialisme) et la  contre-révolutionnaire (le traditionalisme catholique) –, suivi par l’antisionisme démonologique contemporain. Surprenante capacité de se greffer sur n’importe quel système de croyances, qu’il s’agisse de mythes, de religions, d’idéologies. La judéophobie de culture islamique est venue s’ajouter à cet enchaînement, fournissant une matrice théologique à l’antisionisme rédempteur des fanatiques de la Cause palestinienne.         
Depuis un demi-siècle, on observe un double processus aussi imprévu qu’inquiétant : la nazification des Juifs et l’islamisation croissante de la judéophobie. Le premier alimente l’antiracisme antijuif (si les Juifs à visage sioniste sont les nouveaux nazis, les antijuifs-antisionistes sont les authentiques antinazis), le second les convergences islamo-gauchistes. L’antisémitisme a longtemps été le progressisme ou le socialisme des imbéciles. Aujourd’hui, l’antisionisme est l’antiracisme des imbéciles. Or, j’en ai bien peur, les imbéciles sont légion.  
 
       Les Juifs s’étonnent et s’indignent à juste titre de la persistance et de l’intensité de la haine qui les vise, les antijuifs enragent de constater la survie du peuple juif à travers l’Histoire. Pour les premiers, les passions antijuives n’ont pas de raison d’être. Pour les seconds, les Juifs n’ont aucune raison d’exister. La haine des Juifs a été en effet aussi longue que leur survie en tant que peuple, phénomène unique dans l’histoire. Pourquoi donc cette haine persistante ? Pourquoi cette incomparable durée d’un peuple singulier ? Y a-t-il un lien entre les deux faits observables ? Voilà le problème à résoudre, et peut-être l’énigme à déchiffrer.       
Pourquoi, dans l’histoire universelle, la haine des Juifs apparaît-elle comme « la haine la plus longue », selon la formule de mon ami Robert Wistrich, trop tôt disparu ? Cette question épineuse n’a cessé de ressurgir au cours de mes recherches, en les stimulant tout en en marquant les limites. C’est-à-dire en me rappelant à la modestie qui sied au chercheur, toujours tenté par un désir de toutepuissance et d’omniscience.       
Permettez-moi, pour conclure, d’évoquer la figure de celui qui m’a éclairé et guidé dans mes premiers travaux sur la judéophobie, Léon Poliakov.           
Dans ses Mémoires, revenant sur les illusions « progressistes » qui étaient encore les siennes dans les années cinquante et soixante, Poliakov notait avec son habituelle auto-ironie : « J’ignorais qu’on n’exorcise pas un mal millénaire à l’aide d’une argumentation rationnelle. J’ignorais qu’en yiddish et en hébreu l’antisémitisme porte le nom de Mal, tout court. » Précisons : le nom de « méchanceté » (rish’ut, risches). En 1989, à 79 ans, Poliakov ne cachait pas son pessimisme. Il reconnaissait volontiers que son travail d’historien avait contribué à fortement « nuancer » chez lui  la croyance au progrès. Et il rappelait à ceux qui le questionnaient sur l’avenir que « les historiens ne sont pas des prophètes ». Il a en vérité fait plus que relativiser la thèse du progrès dans l’Histoire, ou plus précisément la vision confortable d’un progrès continu et nécessaire, voire fatal : il en a montré les funestes conséquences. Une façon pour lui de répéter à l’âge des idéologies le geste inaugural de la destruction des idoles. Mais son dernier mot aura été : « Il faut toujours espérer. » Indice pudique d’une fidélité à l’orientation biblique.        
Il rejoignait ainsi le courant des Juifs dont la religion tient tout entière dans l’espoir messianique, celui que Ernst Bloch faisait ainsi résonner en 1918 : « Car les Juifs ne sont toujours pas fatigués. Ils ne s’arrêteront pas, ils sont comme des cellules du cœur qui ne relâcheront pas. » 
 
     Je vous remercie de m’avoir écouté.