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Nous savons ce qu'il en fut de l'engagement courageux et merveilleux d'Emile Zola durant l'Affaire Dreyfus, lorsqu’il publie « J’Accuse ! » Or, vous conviendrez qu'il aurait pu ne pas être disponible, ou ne pas vouloir s'engager. Comment expliquez-vous qu'Emile Zola se risque ainsi, se lance dans ce que nous pourrions appeler son plus grand combat ?
Alain Pagès : Il aurait pu être pris par la rédaction d’un roman. Or ce n’était pas le cas. Il était disponible, en quelque sorte. Mais il a hésité, quand il a pris connaissance du « dossier » de l’affaire Dreyfus que lui révélait le vice-président du Sénat, Scheurer-Kestner, en novembre 1897. Cette hésitation est importante. Elle le montre tel qu’il est.
Zola est un homme de vérité. Il est optimiste, il croit dans le progrès des idées justes, dans la transformation des consciences. Il pense que cette vérité, si on l’explique clairement, finira par triompher des doutes ou des aveuglements. Et il se dit que ce qu’il a déjà plusieurs fois tenté dans son œuvre romanesque ou dans son œuvre journalistique, il a le devoir de le faire surgir. Et il a, devant lui, pour le conduire, la grande image de Voltaire, défendant Calas, ou celle de Hugo, luttant contre Napoléon III.
Connaissait-il Alfred Dreyfus ?
A.P. : Non, en novembre 1897, quand il s’engage dans cette affaire, il ne connaît pas Alfred Dreyfus. Il ne l’a jamais rencontré. Il ne fera sa connaissance que bien plus tard, après le second procès de Dreyfus qui se tiendra à Rennes, en 1899. Une amitié naîtra alors entre les deux hommes. Et cette amitié durera jusqu’à la mort de Zola, en 1902.
Zola interprète-t-il la souffrance de Dreyfus ?
A.P. : Je crois que Zola, au fond, a eu la chance de pouvoir réagir émotionnellement. Il a compris l’affaire Dreyfus à travers l’expérience que lui avait apportée son métier d’homme de lettres. Il a vu en elle un extraordinaire « drame » humain. Et il a réagi en romancier – et ce n’est pas diminuer son action que de dire cela.
Voici ce qu’il a dit dans son premier article publié pour Dreyfus, dans Le Figaro, en novembre 1897 : « Quel drame poignant, et quels personnages superbes ! Devant ces documents, d'une beauté si tragique, que la vie nous apporte, mon cœur de romancier bondit d'une admiration passionnée. Je ne connais rien d'une psychologie plus haute. »
Un peu plus tard, il écrira, dans ses notes : « Ce que j'avais vu, pour les Lettres, dans l'Affaire : une trilogie de types : le condamné innocent, là-bas, avec la tempête dans son crâne ; le coupable libre ici, avec ce qui se passait en lui, tandis qu'un autre expiait son crime ; et le faiseur de vérité Scheurer-Kestner, silencieux et agissant. »…
Dans son esprit, Dreyfus est un personnage pathétique, créé par les péripéties d’une histoire incroyable, et en même temps une victime pitoyable, digne d’être secourue.
Que pense-t-il, que connaît-il des Juifs ?
A.P. : Zola peut imaginer la souffrance de Dreyfus, il peut voir en Dreyfus un homme qui souffre, tout simplement parce qu’il s’est affranchi d’une haine qui obsède la plupart de ses contemporains : l’antisémitisme.
En ce domaine, il est en avance sur tous ceux qui l’entourent. Cette question de l’antisémitisme, lui, il l’a méditée, et il l’a réglée, pour son propre compte. Il en a décrits les effets dramatiques dans son roman L’Argent, qu’il a publié en 1891 (en mettant en scène un personnage antisémite, Saccard). Et en mai 1896 – un an avant son engagement dans la bataille pour Dreyfus – il a donné au Figaro un article au titre provocateur (pour l’époque !), intitulé « Pour les juifs », où il a attaqué les thèses antisémites, en concluant par un appel à « l’universelle tolérance », contre le « fanatisme » et les tentatives de « guerre religieuse ».
A ma connaissance, il est le seul écrivain non juif, à cette époque, à aller aussi loin dans la dénonciation de l’antisémitisme. Cela, c’est très important… Il faut le souligner.
Zola se conduit-il comme un polémiste, un lettré, un érudit chargé de références culturelles ?
A.P. : Il faut dissiper sans doute un malentendu. La figure de l’intellectuel lucide, éclaireur de vérité, que Zola incarne en écrivant « J’accuse », n’est pas celle d’un érudit chargé de références culturelles qui agirait au nom d’une connaissance d’essence supérieure. Zola est très éloigné de l’image de l’intellectuel « spécifique » que s’efforceront de promouvoir un Foucault ou un Bourdieu, dans la deuxième moitié du XXe siècle, en parlant au nom d’une expertise fondée sur la réflexion philosophique ou sociologique. Il s’élève d’ailleurs avec force contre le discours des experts, des faux experts (les graphologues) dont les analyses ont produit les aberrations de l’enquête qui a condamné Dreyfus. Il n’est ni un savant, ni un philosophe, mais, comme il le dit lui-même, un « libre écrivain » qui parle au nom de la vérité.
Quelles réactions de violence provoque-t-il ?
A.P. : Une hostilité énorme, qu’on a de la peine à imaginer aujourd’hui. La foule nationaliste s’en prend à lui, physiquement, pendant toute la durée de son procès en février 1898. Et pendant deux ans au moins, en 1898 et en 1899, il est injurié, caricaturé par la presse, de la façon la plus ignoble.
On parle également beaucoup de la mort d’Émile Zola, quelle est votre hypothèse à ce sujet ?
Effectivement, on en parle beaucoup. Une émission de télévision, dans la série des émissions de « L’Ombre d’un doute », a été consacrée à ce sujet (1). J’ai fait partie des historiens qui ont été interrogés dans le cadre de cette émission, parce que j’ai conduit sur cette question une enquête dont les résultats ont été livrés dans un livre publié il y a quelques années. Je rappellerai rapidement les faits, tels qu’on peut les présenter aujourd’hui…
Zola est mort le 29 septembre 1902, asphyxié par des émanations d’oxyde de carbone produites par la cheminée de sa chambre à coucher. L’enquête a montré que le conduit de sa cheminée était bouché. On a conclu à un accident. Un quart de siècle plus tard, cependant, un fumiste du nom d’Henri Buronfosse a déclaré à l’un de ses amis être le responsable de cette mort : profitant de travaux réalisés sur le toit d’une maison voisine, il aurait bouché la cheminée de la chambre à coucher, puis l’aurait débouchée peu après, de telle sorte que personne n’a pu le soupçonner. Cette confession tardive est assez bizarre. Mais elle est plausible. On peut penser qu’elle n’a pas été faite par un fou ou un mythomane. Henri Buronfosse était membre de la Ligue des Patriotes, fondée par Déroulède ; il appartenait même au service d’ordre de la Ligue ; il faisait partie de ces esprits que la passion nationaliste aveuglait et qui haïssaient au plus haut point l’auteur de « J’accuse ». Il est donc tout à fait vraisemblable qu’un soir de septembre 1902, il ait bouché la cheminée de Zola – de Zola le « traître », coupable, à ses yeux, d’avoir porté atteinte à l’honneur de l’armée parce qu’il avait défendu Dreyfus.
Note :
Alain Pagès est Professeur émérite à l'université de la Sorbonne nouvelle. Alain Pagès dirige Les Cahiers naturalistes. Il est l’auteur de différents ouvrages qui portent sur l’histoire du mouvement naturaliste ou sur l’engagement de Zola au sein de l’affaire Dreyfus : Le Naturalisme (PUF, « Que sais-je ? », 1989), La Bataille littéraire (Séguier, 1989), Émile Zola, un intellectuel dans l’affaire Dreyfus (Séguier, 1991), Émile Zola. Bilan critique (Nathan, 1993), Guide Émile Zola (Ellipses, 2002, en collaboration avec Owen Morgan ; éd. de poche en 2016), Émile Zola, de « J’accuse » au Panthéon (Éd. Lucien Souny, 2008), Une journée dans l’affaire Dreyfus. « J’accuse », 13 janvier 1898 (Perrin, « Tempus », 2011), Zola et le groupe de Médan. Histoire d’un cercle littéraire (Perrin, 2014), Le Paris d'Emile Zola (Éd. Alexandrines, 2016). -- En 2012, il a proposé une anthologie de la Correspondance d’Émile Zola dans la collection Garnier-Flammarion. Avec Brigitte Émile-Zola, il a édité les recueils des lettres adressées par Zola à Jeanne Rozerot (Gallimard, 2004) et à Alexandrine Zola (Gallimard, 2014, en collaboration avec C. Grenaud-Tostain, S. Guermès, J.-S. Macke et J.-M. Pottier ; ouvrage couronné par le prix Sévigné en 2015). -- Il a dirigé, ou codirigé, plusieurs ouvrages collectifs : Dire la parodie. Colloque de Cerisy (Peter Lang, 1989, en collaboration avec C. Thomson), Les lieux du réalisme. Pour Philippe Hamon (Presses Sorbonne Nouvelle / Éditions L’Improviste, 2005, en collaboration avec V. Jouve), Zola au Panthéon. L’épilogue de l’affaire Dreyfus (Presses Sorbonne nouvelle, 2010), Relire Maupassant. La Maison Tellier, Contes du jour et de la nuit (Classiques Garnier, 2011, en collaboration avec A. Fonyi et P. Glaudes), Genèse & Correspondances (Éditions des archives contemporaines / ITEM, « Références », 2012, en collaboration avec F. Leriche), Relire “La Fortune des Rougon” (Classiques Garnier, 2015, en collaboration avec P. Glaudes).
Prolonger l’entretien : Alain Pagès et Owen Morgan, Guide Emile Zola, Paris, Ellipses, 2002 550 p, qui donne, d’une manière synthétique, l’essentiel des informations biographiques et littéraires qui peuvent être réunies autour de l’auteur des Rougon-Macquart, par exemple. Et il faut lire, bien sûr, la très belle biographie d’Emile Zola, en 3 tomes, d’Henri Mitterand, Paris, Editions Fayard, 2002… Je vous invite enfin, pour avoir plus de précisions, à aller sur le site des Cahiers naturalistes, la revue de la Société littéraire des Amis d’Emile Zola : http://www.cahiers-naturaliste
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