Interview par Bernard Edinger (propos recueillis pour le Jerusalem Report), publiée dans l'édition française du Jérusalem Post le 29 juin 2016
Un demi-siècle après l’arrivée en France dans des conditions dramatiques de plus de 100 000 juifs d’Algérie, suivis de dizaines de milliers de leurs coreligionnaires de Tunisie et du Maroc, la communauté juive de France vient d’élire à sa tête l’Oranais Francis Kalifat. Longtemps vice-président et trésorier du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), celui-ci a succédé à son ami Roger Cukierman, fils d’immigrés polonais. Précisons qu’il n’y avait pas d’autres candidats à l’élection qui a eu lieu le 29 mai.
En guise de préambule, je rappelle à Francis Kalifat ce que beaucoup affirment, non sans raison : si les juifs d’Afrique du Nord n’étaient pas venus en France avec leur énergie exceptionnelle et leur dynamisme, les synagogues de France seraient aussi vides que le sont les églises. « L’arrivée en France métropolitaine des Séfarades d’Afrique du Nord a effectivement représenté un renouvellement et une redynamisation de la communauté juive de France », confirme le nouveau président du Crif. L’homme d’affaires de 64 ans n’avait que 10 ans lorsqu’il a dû quitter Oran en toute hâte avec sa mère en juin 1962, à la fin de l’Algérie française. Son père, gardien de la paix, a été contraint de rester sur place encore quelques mois, période durant laquelle il a « vu des horreurs », confie Francis Kalifat « y compris des gens pendus à des crochets ».
« Mon élection n’est pas le symbole du remplacement d’une communauté par une autre ; elle est simplement le résultat d’une évolution sociologique de la communauté juive de France », indique F. Kalifat. Et de souligner : « Je suis le premier président du Crif originaire d’Afrique du Nord, mais pas le premier président séfarade, car le Dr Vidal Modiano, de Salonique, a dirigé le CRIF de 1950-1969. » « Pour moi, ce clivage ashkénaze-séfarade n’a jamais eu d’importance. Encore moins aujourd’hui alors qu’on assiste à un brassage intercommunautaire très courant par le biais des mariages.
On est dans une communauté où Séfarades et Ashkénazes doivent affronter exactement les mêmes problèmes, en faisant preuve de solidarité et d’unité. Je suis né à Oran, de culture séfarade, mais, de par mon éducation, ma jeunesse et mon militantisme dans les organisations sionistes [il était membre du mouvement de jeunesse Bétar], je porte aussi en moi le poids de ce drame qu’a été la Shoah. C’est pour ça que j’accorde une importance énorme au devoir de transmission qui est l’une des missions du Crif, et qui doit se poursuivre et s’amplifier, à l’heure où les derniers témoins disparaissent. »
Pour le dirigeant, aucun doute : la communauté juive de France « vit actuellement une période parmi les plus difficiles qu’elle ait eu à vivre depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. » Il rappelle la série d’attentats contre la communauté juive qui a débuté avec l’assassinat d’Ilan Halimi, puis s’est poursuivie avec la tuerie à l’école Ozar Hatorah de Toulouse, où des enfants ont été abattus à bout portant par un terroriste islamiste. Puis enfin le massacre de l’Hypercacher de la porte de Vincennes.
« Aujourd’hui, le terrorisme islamiste s’attaque également à la France à travers ses symboles, la police et l’armée », note-t-il. « On a aussi attaqué les journalistes, symboles de la liberté d’expression. Les juifs ont été visés uniquement parce qu’ils étaient juifs. A ce titre, ils se sont sentis un peu isolés dans la communauté nationale parce qu’ils étaient le seul groupe attaqué en tant que tel. Cet isolement a provoqué chez certains un sentiment d’appréhension ; pour d’autres, résidant dans des quartiers difficiles comme ceux de la Seine-Saint-Denis où la population maghrébine est importante, ce danger est devenu beaucoup plus concret », souligne F. Kalifat. Le résultat : un véritable boom de l’aliya, qui a vu environ 8 000 juifs quitter la France en 2015.
Bizarrement, note ce dernier, les attentats du 13 novembre à Paris qui ont tué 129 personnes et en ont blessé 350, n’ont pas fait augmenter ces chiffres. « Cela est dû au fait, selon moi, que le 13 novembre, les terroristes ne visaient plus les symboles de la France ou les juifs. C’est la France dans sa globalité qui était en ligne de mire, à travers sa jeunesse et son mode de vie. A ce moment-là, les juifs ont réalisé qu’ils n’étaient plus les seules cibles, et qu’ils partageaient le destin de l’ensemble de la communauté française. Cette prise de conscience a fait que tout d’un coup, ils ne se sont plus sentis exclus de la communauté nationale. C’est ce qui explique à mes yeux cette baisse d’un tiers de l’aliya dans le premier trimestre de 2016 par rapport à 2015. Les juifs se sentent menacés, certes, mais au même titre que l’ensemble des Français », assure le président du Crif.
Répondant à une question sur les efforts de Marine Le Pen et du Front national pour se poser comme « le meilleur bouclier des juifs » depuis l’expulsion du parti de son fondateur Jean-Marie Le Pen, Francis Kalifat déclare : « Nous ne céderons pas aux sirènes du FN, car ses manœuvres pour se rapprocher de la communauté ne sont qu’électoralistes. Je ne dis pas que le FN est un parti antisémite, mais il a des idées qui sont en opposition totale avec les valeurs du judaïsme : le rejet de l’autre et la xénophobie nous sont totalement étrangers et nous les combattrons. Le Front national a changé dans la forme, mais pas sur le fond. Je crois qu’on a repeint la façade, mais la marchandise qui est à l’intérieur reste la même. Et le FN, dans sa globalité, n’a pas encore réussi à expurger tous ses membres qui sont des symboles d’antisémitisme, c’est-à-dire les nostalgiques de Vichy, les anciens du GUD (ancien groupuscule étudiant d’ultra-droite). »
Quid de l’extrême gauche, des communistes, des écologistes ? « Cette gauche-là devient infréquentable quand elle est vecteur de l’antisémitisme à travers l’antisionisme. A ce moment-là, il est impératif de s’en éloigner et de la combattre. L’élément le plus manifeste, c’est cette campagne BDS qui est menée par l’extrême gauche, mais aussi par le syndicat CGT, par le Parti communiste et par une partie des Verts. Pas tous les Verts. Il ne s’agit pas de dire que l’on ne dialogue pas avec les Verts, mais on ne parle pas avec ceux qui mènent la campagne antisioniste et pro-BDS. »
Le Crif s’occupe-t-il du problème des diplômes français non reconnus, ou mal reconnus en Israël, problème clef pour les olim de France ? « Nous sommes tout à fait conscients de ce problème, et nous sommes intervenus à chaque fois que c’était possible au cours des différentes rencontres que nous avons eues avec les autorités israéliennes. Il est certain qu’il y a des lourdeurs administratives et certains blocages en Israël sur ce point. Toutefois, les choses commencent peu à peu à bouger, pour les dentistes notamment, et nous espérons que ce sera très bientôt le cas d’autres professions. Cela dit, certains domaines professionnels sont plus délicats à gérer, car il n’existe pas d’équivalence de métiers entre les deux pays. Quoi qu’il en soit, nous faisons tout notre possible pour que les choses avancent », assure F. Kalifat.
Enfin, un mot des rapports du Crif avec le gouvernement israélien : « Nous ne sommes pas dans un soutien aux gouvernements ; nous laissons ça aux citoyens du pays à travers leurs bulletins de vote. Notre responsabilité par rapport à Israël consiste dans le fait d’exprimer notre solidarité avec le peuple israélien, et de nous assurer de la pérennité de l’Etat juif et de sa sécurité. Nous ne faisons pas de politique israélienne au Crif », conclut-il.