Par Gérard Fellous, ancien Secrétaire général de la Commission nationale consultative des droits de l'homme, et Richard Prasquier, Président du Keren Hayessod, ancien Président du Crif, publié dans le Monde le 18 décembre 2008
Soixante ans après la proclamation par l'ONU, à Paris, de la Déclaration universelle des droits de l'homme, les tentatives redoublent pour affaiblir le corpus de droit international né au lendemain de l'hécatombe de la seconde guerre mondiale, sur les cendres de la Shoah. Et cette menace vient de l'intérieur même des Nations unies.
A-t-on entendu ce cri lancé le 6 octobre à Genève par le haut commissaire des Nations unies pour les droits de l'homme, Navanethem Pillay : "Nous devons tirer les leçons de l'Holocauste ?" Elle ouvrait la session du Comité préparatoire de ce qu'on appelle Durban 2, la conférence qui se tiendra à Genève en avril 2009 et qui aura pour mandat, huit ans après, d'analyser la mise en oeuvre de la déclaration et du programme d'action adoptés par la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et les diverses formes d'intolérance. Cette conférence s'était tenue en Afrique du Sud à Durban en septembre 2001, elle a laissé à certains participants un souvenir sinistre.
Verrons-nous revenir dans six mois, dans le moelleux du siège genevois de l'ONU, les outrances, insultes et excès qui firent de la conférence de Durban et, plus encore, du Forum des ONG associé, un chaudron de haine ? Haine contre Israël, qualifié d'Etat raciste et accusé "d'actes de génocide", contre les juifs aussi - pardon, les sionistes - interdits de s'exprimer et traités de nazis, alors même que d'autres, les mêmes peut-être, regrettaient qu'Hitler n'eût pas fini "son travail" !
Les quelques espoirs qui avaient accompagné le remplacement d'une commission déconsidérée par un Conseil des droits de l'homme se sont vite effacés, quand ce conseil de quarante-sept membres, contrôlé par une majorité automatique provenant de l'Organisation islamiste mondiale (OCI) et de pays satellites, se spécialisa de façon répétitive dans les motions anti-israéliennes, ignorant quasi complètement les violations les plus massives des droits de l'homme sur la planète, Darfour, Zimbabwe, Birmanie ou Corée du Nord, pour n'en citer que certaines. Le grotesque fut atteint quand le comité préparatoire fut doté d'une présidence libyenne et d'un bureau où siègent Cuba, l'Iran et la Syrie, que la bizarre logique onusienne semble accepter comme des parangons des libertés démocratiques et civiles.
En avril, le Conseil des droits de l'homme achevait sa septième session par le vote d'une résolution présentée par l'OCI modifiant le mandat du rapporteur spécial sur la liberté d'opinion et d'expression. Désormais, pour cet expert, la priorité ne serait plus de promouvoir et de protéger cette liberté fondamentale, mais de limiter les libertés de la presse et de traquer la diffamation des religions.
Lors de la session d'octobre, diverses contributions régionales ont étendu la notion de diffamation des religions et l'ont assimilée au racisme. Ainsi, l'OCI, une fois dénoncé l'abus de la liberté d'expression, qualifie de racisme "toute restriction à une manifestation de l'islam". Or il faut bien distinguer critique des religions et incitation à la haine religieuse. Cette dernière seule est répréhensible.
Les travaux du comité préparatoire se sont achevés le 17 octobre par un constat d'échec, puisque ce comité a renoncé à proposer un projet de document final pour Durban 2. Il s'est contenté de juxtaposer toutes les contributions, afin de ne pas édulcorer les positions les plus outrancières. Le résultat est un document inexploitable de 640 paragraphes, un fourre-tout censé faire plaisir à tous. Le texte est renvoyé à un "facilitateur" et un groupe restreint dont le travail risque de laisser le projet de texte final ignoré jusqu'aux derniers moments.
Mais un autre sujet de préoccupation réside dans les accréditations de dernière minute d'ONG islamiques et dans la possibilité, en marge des travaux de la conférence des Etats, d'un "Forum de la société civile", similaire à celui de Durban, dont nulle autorité, ni le haut- commissariat pour les droits de l'homme de l'ONU ni la Suisse ne pourrait ou ne voudrait avoir le contrôle, et qui se livrerait aux mêmes débordements. D'ores et déjà, certains Etats (Canada, Israël) ont préféré quitter ce qu'ils prévoient être une mascarade. D'autres (la France en fait partie) pèsent les avantages et les inconvénients d'une politique de la chaise vide.
De multiples "lignes rouges" ont ainsi été posées depuis des mois afin que la conférence de Durban 2 ne puisse dégénérer. Le président de la République, Nicolas Sarkozy, déclarait devant le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), le 13 février : "Je n'accepterai pas que les dérives et outrances de 2001 se répètent... (La France) saura se désengager du processus si nos exigences ne sont pas prises en compte." En sa qualité de présidente de l'Union européenne, la France rappelait devant le comité préparatoire les limites à ne pas dépasser : ne pas rouvrir les textes de Durban, particulièrement "en cherchant à restreindre la liberté d'expression ni d'autres droits fondamentaux", et "traiter la question du racisme sans politisation, sans polarisation, sans acharnement sur une région du monde en particulier".
Ces "lignes rouges" seront-elles respectées ? Les Etats européens réagiront-ils de façon univoque ? Certains ne seront-ils pas tentés de négocier des compromis, dans lesquels, au prix de quelques avancées dans la société civile, ils accepteront d'inclure une nouvelle, unique - et par conséquent inique - dénonciation d'Israël ? On peut le craindre.
Or, aussi biaisé et disqualifié que se soit révélé le Conseil des droits de l'homme, son nom seul suffit à donner crédibilité à une résolution de condamnation. Mais Israël n'est pas le seul en situation de risque : l'Union européenne doit se mobiliser aussi face à ce danger majeur qu'est la remise en cause de l'universalité des droits de l'homme.
A la lumière de ce qui se passe à la veille de la conférence de Durban 2, on se rend compte que l'enjeu est de substituer à l'universalité de la Déclaration des droits de l'homme une vision différentialiste des droits de l'homme, un "relativisme". On y remplacerait (article 18) la lutte contre toute discrimination d'une personne en raison de sa religion par la condamnation d'une parole critique contre une religion globalement désignée. L'ancien rapporteur de l'ONU contre le racisme proposait d'ailleurs de définir l'antisémitisme comme une forme de "diffamation envers les religions", complétant un inacceptable amalgame.
Cette remise en cause de l'universalité des droits de l'homme - déjà tentée en son temps par l'URSS - n'est pas légitime : pas seulement parce que 171 Etats se sont solennellement engagés à respecter les droits fondamentaux définis dans la Charte des Nations unies, mais surtout parce que leur substrat n'est pas une prétendue "vision occidentale", mais bien la dignité de la personne humaine, celle qui est bafouée lorsqu'une femme est violée, une fillette excisée ou un voleur amputé.
Comme le disait en 1971 l'un des rédacteurs de la Déclaration des droits de l'homme, René Cassin, "il y a quelque chose dans chaque homme qui est universel". Le même René Cassin soulignait en 1948 que nul n'avait le droit de dire que nous ne pouvons rien si les Nations unies sont défaillantes, car "les Nations unies, c'est nous !".