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Le Crif - Céline Masson, vous êtes référent racisme et antisémitisme, coresponsable du réseau de recherche sur le racisme et l'antisémitisme (RRA). De quoi s’agit-il ? En quoi cela consiste-t-il ?
Céline Masson : En 2013, à l’Université de La Rochelle, un antisémitisme sur scène (1) quasi ostentatoire et sans vergogne a défrayé la chronique. Michel Goldberg venu voir la pièce (2), en est sorti consterné. La vieille antienne antisémite du juif et de l’argent filait dans les répliques des jeunes étudiants réunis pour rire ensemble. Il faut lire l’analyse qu’en fait Isabelle de Mecquenem (3) que j’ai justement rencontrée à l’occasion de cet « événement » en 2014.
Avec Michel Goldberg, nous avions interpellé notre ministère de tutelle. Nous nous étions constitués en comité de vigilance contre le racisme et l’antisémitisme avec des collègues universitaires. Nous avions également proposé la création de chargés de mission racisme et antisémitisme dans les universités. Après les attentats de janvier 2015, Manuel Valls a mis en place le plan de lutte contre le racisme et l’antisémitisme qui stipule alors la création des référents racisme et antisémitisme au sein des Universités (4).
C’est dans ce contexte post-attentats, et suite à ma nomination de référente racisme et antisémitisme en 2016 par Mohammed Benlahsen, le président de l’Université de Picardie Jules Verne que je décide de créer un groupement d’intérêts scientifiques (GIS) sur le thème du racisme de l’antisémitisme. C’est finalement un Réseau contractuel de recherche que la direction de la recherche de mon université me propose de fonder car plus souple, permettant également d’associer des partenaires privés (le Cercle de la LICRA, l’OSE, Respect Zone, le MahJ, etc…).
Ce Réseau, qui sera dirigé par Isabelle de Mecquenem et moi-même, est un dispositif contractuel de collaboration qui regroupe des unités de recherche rattachées à différents partenaires institutionnels (Universités, CNRS, Associations, institutions publiques ou privées). Par le décloisonnement disciplinaire et le développement de la pluridisciplinarité, cette structure fédérative, contribuera à l’émergence de nouveaux projets de recherche. C’est notre intention : faire émerger des dynamiques pluridisciplinaires à partir d’objets de recherche précis. Le RRA pourrait constituer un vivier d’experts de légitimité universitaire afin de répondre aux divers besoins d’information et de formation dans les services publics et la société civile.
L’inauguration officielle du RRA aura lieu en novembre 2019 (après la ratification de la convention par toutes les universités partenaires) à la Maison Européenne des Sciences de l’Homme et de la Société (MESHS) de Lille en présence de personnalités politiques et des présidents de nos trois universités (Reims, Lille et Amiens). L’occasion aussi de présenter la nouvelle collection « questions sensibles » chez Hermann dont le premier titre sera un ouvrage de Pierre-André Taguieff.
Cette collection, dirigée par Isabelle de Mecquenem et moi-même avec un comité d’experts enseignants chercheurs, est dédiée aux travaux de référence en matière de racisme et d’antisémitisme. Il nous a paru crucial de redonner une place prépondérante à la connaissance rigoureuse, à l’expertise scientifique et à la discussion critique afin de contribuer à la reconstruction d’un véritable espace intellectuel public et d’un esprit critique collectif au sujet de questions dont la compréhension doit être soustraite aux passions et aux idéologies qui les instrumentalisent (argument de la collection). Nous espérons également publier un ouvrage d’universitaires sur le mouvement militant antisioniste BDS.
Par ailleurs, un MOOC (5) documentarisé « déconstruire les préjugés racistes et antisémites », conçu par Isabelle de Mecquenem et moi-même, va être produit dans le cadre du RRA par mon université (soutenu également par la DILCRAH) et adressé aux étudiants de Licence (de toutes disciplines) dans les UE transverses (ce MOOC pensé comme un documentaire fera appel à des chercheurs de disciplines très diverses qui confronteront leurs points de vue à l’instar d’un film afin de rendre ce « cours » attrayant et vivant). Le comité scientifique est composé des membres du RRA et de son comité de pilotage.
Vous avez publié de nombreux articles sur l’antisémitisme dans les universités, avec Isabelle de Mecquenem. Pourquoi cet engagement ? En quoi est-il important ?
Nous venons de publier une tribune dans Marianne lundi 25 mars, elle est signée par plusieurs universitaires et le président de l’UEJF Sacha Ghozlan. Nous sommes engagées l’une et l’autre à lutter contre l’entrisme à l’université de certains militants associatifs radicaux comme le mouvement BDS antisioniste qui prône le boycott des chercheurs israéliens (6). J’ai commencé à réagir en 2003 au moment de l’appel au boycott des universités israéliennes soutenu à l’époque par certains présidents d’université, suite à quoi nous avions, avec Francine Kaufmann de l’Université Bar Ilan, organisé le colloque franco-israélien Shmattès, la mémoire par le rebut en 2004 au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme à Paris. En 2006, toujours avec Francine Kaufmann, nous co-organisions un colloque en Israël ; ce sont cette fois, les universitaires français qui ont été reçus à l’Université de Bar Ilan pour un colloque sur panim/pnim, l’exil prend-il au visage. L’occasion d’amener des collègues jamais venus en Israël.
En tant que référents racisme et antisémitisme, nous avons pour mission d’être des interlocuteurs privilégiés dans nos universités afin de recueillir les plaintes d’étudiants ou des personnels victimes de propos ou d’actes racistes ou antisémites.
En tant que chercheur et psychanalyste rompue aux complexités psychologiques, je suis également mobilisée sur le terrain et constate que cet antisémitisme décomplexé se déploie aussi bien dans les écoles qu’à l’université. Comment expliquer, comprendre la haine qui peut prendre le masque d’un certain humour caustique et qui s’avère réjouir certains groupes d’étudiants (7) ? Il est difficile de savoir ce qui les anime véritablement alors qu’ils ne semblent pas politisés même si certains peuvent l’être. Est-il de bon ton de rire de la Shoah et des Juifs ? Une sorte de selfie sur fond de génocide historique ? Et si c’était pour rire ?
Je souhaite comprendre ce phénomène en tant que psychanalyste qui travaille aussi sur l’adolescence. C’est pourquoi j’ai initié un travail de recherche avec un certain nombre de chercheurs de différentes disciplines (Joëlle Allouche Benayoun, sociologue, Jean Szlamovicz, linguiste, Béatrice Madiot psychosociologue, Isabelle de Mecquenem, philosophe, Olga Megalakaki, psychologue expérimentaliste etc…) afin d’analyser les discours antisémites et leur constitution chez les jeunes collégiens. Nous publierons les résultats de cette étude dans notre collection « questions sensibles » chez Hermann probablement en 2020.
C’est à partir du terrain notamment que je parviens à analyser puis à comprendre ce qui arrive et nous interpelle. Ce ne sont pas tant les statistiques qui m’intéressent que les événements saillants.
Commandée à l’Ifop par l’union des étudiants juifs de France (UEJF), une enquête inédite porte sur l’antisémitisme dans les universités françaises. Selon l’enquête, Ils sont 89% d’étudiants juifs à avoir été déjà victimes d’actes antisémites et 20% à des agressions. Par ailleurs, 45% des répondants à l’enquête, étudiants juifs ou non, ont déjà été confrontés à des actes antisémites sur leurs lieux d’études. Que vous inspire ces données ?
Ces chiffres corroborent ce que nous ont fait entendre les enseignants du Groupe Scolaire de l’Alliance des Pavillons-sous-bois (8). Les élèves ont témoigné avoir subi des agressions antisémites sous la forme d’insultes (« sale juif » ou « t’es gavé d’oseille », « sale israélien », « sang impur »). Selon les enseignants ce ne serait pas la majorité mais on peut trouver, par exemple, dans une des classes, 7 élèves sur 19 qui l’ont été. Certaines années, un tiers des élèves quittait la France pour Israël et d’autres destinations (dans une des classes de sixième, l’enseignant rapporte que 19 élèves sur 24 souhaitent quitter la France et s’installer à l’étranger, en Israël ou ailleurs).
Les enseignants auraient souhaité qu’ils ne quittent pas la France contraints mais par choix. De plus, nous avions été interpellées par ces enseignants car leurs élèves craignaient de faire leurs études dans les universités de proximité (notamment Paris 8 et Paris 13) qui relèvent d’établissements dits « sensibles ». Comment pourront-ils étudier paisiblement dans un environnement « hostile » ? s’inquiètent les enseignants.
"Je suis surtout freudienne, et nous analysons les passions qui ravagent parfois les sujets. Donc je suis consciente de la gravité de ces déchainements passionnels qui invitent à la plus grande vigilance."
Mais, ils ne sont en effet que 1% à aller porter plainte. Comment vous l’expliquez ?
L’antisémitisme est un délit et ces étudiants juifs le savent sûrement mais je pense qu’ils ne voient pas bien l’utilité de le dénoncer par peur des représailles probablement ou par dépit. Sont-ils suffisamment accompagnés pour le faire ? Proclamée par les articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, sanctifiée par les grands textes internationaux, la liberté d’expression doit être garantie dans les activités de recherche et d’enseignement à condition qu’elle soit soumise à des limites si bien qu’elle ne peut être invoquée pour légitimer une parole ou un acte raciste ou antisémite. Si c’est le cas, le droit s’applique dans l’enseignement supérieur comme ailleurs afin de réprimer sans équivoque ces propos inacceptables à l’université et quand bien même ces étudiants insinueraient faire de « l’humour », comme nous l’avons déjà noté plus haut.
Il en va de la responsabilité des témoins de ces propos antisémites aussi bien enseignants qu’étudiants, ceux-là étant souvent plus actifs sur les réseaux sociaux qui peuvent constituer un vecteur de haine et d’humour mêlés. Je sais que certains de mes collègues sont rétifs à dénoncer de tels propos qu’ils considèrent relever de la vie en collectivité. Comment dès lors, aider nos étudiants si l’on est soi-même réfractaire à réagir et à dénoncer ?
Vous êtes inquiète ?
Je suis surtout freudienne, et en tant que freudiens, nous analysons les passions qui ravagent parfois les sujets. Donc je suis consciente de la gravité de ces déchainements passionnels qui invitent à la plus grande vigilance.
La haine peut détruire l’autre puisqu’elle est fondée sur le déni de cet Autre et de sa subjectivité. La haine peut souffler aussi violemment qu’un « sirocco torride » (9) (Ortega y Gasset)
Il me semble que l’antisémitisme est profondément ancré dans l’inconscient, d’où ces formes impérissables qui font retour à chaque tournant de l’histoire. Pierre-André Taguieff a raison de montrer que cet antisémitisme est différent aujourd’hui d’où sa proposition de judéophobie sûrement efficace pour montrer les nouvelles formes actuelles. Ce qui obère sérieusement toute sortie de crise -- les symptômes changent mais le mal reste. Je ne suis pas sûre que les méthodes lénifiantes de l’antiracisme soient bien opérantes en ce qui concerne l’ancrage profond de cet antisémitisme quasi structurel. Ce qui m’inquiète, ce sont les formes insidieuses que prend l’antisémitisme aujourd’hui exprimées dans des jeux estudiantins par exemple : « c’était pour rire » ont rétorqué les étudiants incriminés dans l’« affaire » de l’université Paris 13 (10).
La passion antisémite (que je nomme judéopathie) n’est pas tant une peur des Juifs qu’une envie fondamentale : celle d’être à la place d’exception, fantasmée par l’antisémite. L’envie telle que l’a définie la psychanalyste Mélanie Klein, est un sentiment de colère qu’éprouve un sujet à l’égard d’un autre à qui il suppose détenir quelque chose qu’il désire et qu’il n’a pas. Tout comme la haine, l’envie peut être destructrice.
Un peuple a fait savoir qu’il était distingué et cette distinction est ce qui ravage celui qui l’observe… Les Juifs jouissent de cette distinction, ce qui est insupportable pour l’antisémite…
Dans le livre qui vient de sortir, « Prophétie et pouvoir, violence et islam II » (11), ma collègue Houria Abdelouahed et le co-auteur, le poète Adonis écrivent ceci : « On ne s'est jamais penchés, par exemple, sur des versets qui critiquent les juifs, les premiers monothéistes. Les musulmans disent la vérité alors que les juifs : « tordent leurs langues et ils attaquent la Religion », ou bien « Ils altèrent le sens des paroles révélées ».
Je ne suis pas sûre que l’on puisse « expurger » les textes sacrés de la vindicte antijuive, par contre je crois que l’on peut apprendre aux jeunes générations à prendre de la distance avec ce qui se dit sur les Juifs en les confrontant à leurs propres croyances. Car finalement, ces poncifs ne relèvent-ils pas aussi de croyances gravées dans le socle inébranlable des fausses certitudes ? L’éducation parviendra-t-elle seule à endiguer ce fléau ? J’en doute. Mais je crois aux collectifs qui tentent de faire fléchir ces comportements hostiles et haineux. Je pense à l’admirable travail de l’association CoExist dont on peut observer la force de déconstruction des préjugés dans un film éponyme réalisé par Jonathan Hayoun. Comme dit le proverbe : l’espoir fait vivre…à condition de rester vigilants.
Notes :
1) Titre du livre de Chantal Meyer-Plantureux, Les Enfants de Shylock ou l’antisémitisme sur scène, éd. Complexe, Bruxelles, 2005.
2) Une pièce intitulée « Le rôle de vos enfants dans la reprise économique mondiale ». Cf. Le livre de Michel Goldberg, L’Antisémitisme en toute liberté. Comment un discours de haine envahit le théâtre universitaire, éd. Le Bord de l’eau, Lormont, 2014.
3) I. Mecquenem, « Retour à La Rochelle. Un cas d’antisémitisme sans antisémites », dans L’Antisémitisme contemporain en France : rémanentes ou émergences ? sous la direction de J. Allouche, C. Attias, G. Jikeli, P. Zawadzki, Presses Universitaires de Rennes, 2019 (à paraître).
4) Cf. Entretien d’Isabelle de Mecquenem avec Marc Knobel dans http://www.crif.org/en/node/
5) Un MOOC est un cours diffusé sur internet mais encadré par une équipe d’enseignants. Dans notre cas, les enseignants seront présents afin de reprendre avec les étudiants les leçons qu’ils auront suivies en ligne.
8) Cette invitation a fait suite à la formidable initiative de Samia Essabaa accompagnée par le sociologue Smaïn Laacher, qui a consisté à rassembler jeunes israéliens, palestiniens, étudiants marocains, juifs et musulmans du 93. C’est à cette occasion que j’ai rencontré la directrice de l’Alliance, Sarah-Laure Attias qui mène un travail remarquable dans son Ecole avec une équipe d’enseignants très à l’écoute de leurs élèves.
9) J. Ortega et Gasset, Études sur l’amour, Paris, Payot & Rivages, 2004, p. 38-41.
11) H. Abdelouahed, Adonis, Prophétie et pouvoir, Islam et violence II, Seuil, Paris, 2019.
12) « Certains juifs altèrent le sens des paroles révélées (…) Ils tordent leurs langues et ils attaquent la Religion », Coran 4:46.
13) Coran 5 : 13.