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Entretien mené par Marc Knobel, Directeur des Etudes au Crif
Le Crif - Ancien conseiller droits de l’homme de Bernard Kouchner lorsqu’il était ministre des affaires étrangères, vous avez été président de l’Union des étudiants juifs de France et membre de la direction de SOS Racisme. Vous êtes maintenant président du Mouvement antiraciste européen EGAM (European Grassroots Antiracist Movement), qui réunit les plus grandes organisations antiracistes européennes depuis novembre 2010. Quel est ce mouvement ? Quel en est sa genèse ? Comment fonctionne-t-il ?
Benjamin Abtan - De plus en plus, ce n’est plus seulement au niveau national, mais également aux niveaux européen et international que se joue le combat contre le racisme, l’antisémitisme, les discriminations raciales et le négationnisme. Dans ce combat, la société civile a un rôle à jouer : pour être un acteur de changement en soi, pour montrer pourquoi et comment vivre ensemble et pour influencer les décideurs.
Pour cela, l’EGAM fédère depuis 2010 plusieurs centaines d’associations de plus de 35 pays d’Europe. Nous organisons des actions de terrain et institutionnelles, en partenariat avec des intellectuels, des artistes, des chercheurs et des élus locaux, nationaux et européens. Nous faisons ainsi lien entre les extrémités de l’échelle sociale, entre les plus éloignés des centres de pouvoir et les décideurs, entres les plus fragiles et les plus protégés. Faire dialoguer des secteurs de la société qui se parlent peu et qui sont rarement mobilisés ensemble, c’est faire œuvre de cohésion sociale, de justice et de démocratie.
Aujourd’hui plus large réseau d’organisations antiracistes du continent, l’EGAM est un acteur européen de premier plan, agréé auprès de la Commission européenne, du Conseil de l’Europe, de l’OSCE et de l’ONU.
Par ailleurs, afin de structurer le dialogue entre société civile et dirigeants politiques, nous avons fondé le Réseau Elie Wiesel de parlementaires d’Europe : plus de 400 parlementaires, de 25 parlements nationaux et du parlement européen, de sensibilités politiques variées, sont engagés ensemble contre le racisme et l’antisémitisme, pour l’Europe et la démocratie, et pour la prévention des crimes de masse et génocides. Il était nécessaire de mettre la puissance de l’Europe, jusqu’à présent très peu présente sur la carte mondiale de la prévention, au service de la protection des populations en danger. Le Réseau Elie Wiesel est aujourd’hui le plus large réseau de parlementaires d’Europe.
On vous voit militer pour de nombreuses causes, la défense des réfugiés, des minorités, des Roms, par exemple. Ces combats sont aujourd’hui très difficiles à mener. Comment faîtes-vous? Quels sont vos objectifs ?
En effet, ces combats sont de plus en plus difficiles à mener car les soutiens se font de plus en plus rares et car ce sont les extrémismes, notamment le nationalisme et l’islamisme, qui ont le vent en poupe en ce moment. Les mouvements séparatistes, dont les succès aboutiraient à l’atomisation de l’Europe, progressent également.
Se battre pour que l’Europe soit unie et forte et mette sa force au service de la justice, de l’égalité et de la liberté est à mon sens le grand enjeu historique auquel les Européens sont confrontés.
Il en va en effet de l’avenir de notre continent et, alors que la démocratie chancelle en Amérique, d’une partie de l’avenir de ce système politique, qui est le plus à même de permettre à l’humanité de progresser vers plus de libertés individuelles et collectives, d’égalité et de justice.
Concrètement, cela signifie s’engager dans tous les combats que vous citez avec force, lucidité et justesse.
Par exemple, contrairement à un discours de plus en plus admis mais qui a un parfum de xénophobie, il est fondamental et possible d’accueillir en Europe les réfugiés qui fuient la guerre, la misère et la mort, tout en étant extrêmement exigeant, y compris au sein des communautés de réfugiés où cela fait parfois défaut, sur le respect des droits humains, notamment la lutte contre le sexisme, l’antisémitisme et l’homophobie. L’inverse aurait été étonnant : s’ils sont réfugiés, c’est qu’ils fuient des régions dangereuses où, par définition, les valeurs dominantes ne sont pas celles de la démocratie et l’éducation aux droits humains est absente. Contrairement à ce que disent ceux qui utilisent cet état de fait pour justifier, en toute lucidité donc en toute responsabilité, de laisser mourir des milliers d’individus en danger et mer, il est clair que ce que l’éducation a fait, l’éducation peut faire, et qu’au sein de chaque société comme de chaque individu, il y a une part d’humanisme qui est d’autant plus prête à se déployer que, comme les réfugiés, on a vécu de manière concrète les conséquences violentes de l’antihumanisme. Afin de renforcer le respect de la vie des réfugiés et leur protection contre les attaques dont ils sont la cible et, dans un même mouvement, de renforcer le respect, au sein des communautés de réfugiés, des droits humains, notamment la lutte contre le sexisme, l’antisémitisme et l’homophobie, nous travaillons avec des réfugiés de différents pays d’Europe à la constitution d’un réseau européen de réfugiés pour les droits humains.
Les violences symboliques et physiques qui visent les Roms sont souvent un funeste indicateur, comme l’antisémitisme, de l’état de nos sociétés. L’appel au fichage racial par le vice-ministre du Conseil italien et chef de la Ligue, Matteo Salvini, comme le récent meurtre raciste d’un Rom en Ukraine, m’inquiètent et exigent une mobilisation large. C’est pour cela que nous organiserons une « Roma Pride » européenne le dimanche 14 octobre prochain en Italie.
Nous pourrions multiplier les exemples, et il est important de cibler la spécificité de chacune de ces morsures dans le corps social, car elles sont toutes uniques. Il faut aussi savoir les inscrire dans une logique qui les englobe et en faire un combat commun : à travers chacune de ces attaques, ce sont les valeurs de la démocratie, qui concernent toute l’Europe et au-delà, qui sont en jeu.
Vous dénoncez systématiquement les régimes autoritaires et/ou populistes qui se sont implantés et/ou ont le pouvoir en Europe. On vous voit batailler contre le FPÖe en Autriche, Viktor Orban en Hongrie ou le pouvoir de plus en plus totalitaire de Recep Tayyip Erdoğan, en Turquie. Qu’est-ce qui vous anime ? Quelle est votre inquiétude ?
Vous rendez-vous compte que l’Union européenne est aujourd’hui présidée par un gouvernement qui compte en son sein des héritiers et nostalgiques du nazisme ? Que les réunions des ministres européens dédiées à l’asile et aux libertés publiques sont dirigées par celui qui propose de « concentre les réfugiés dans des camps », quand celles dédiées à la Défense sont présidées par un ancien contributeur à un journal qui qualifiait les rescapés de la Shoah de « peste nationale » ? Pire, que tout cela a lieu dans une indifférence quasi-générale, malgré, entre autres, l’appel que nous avons lancé avec des figures autrichiennes et européennes de la lutte contre l’extrême droite pour boycotter ces ministres d’extrême droite radicale ? Pour briser cette indifférence et soutenir la résistance de la société civile autrichienne au FPÖe, c’est à Vienne que nous tiendrons cette année notre Assemblée générale, qui sera un rassemblement des démocrates.
En Pologne, le gouvernement fait voter des lois détruisant la séparation des pouvoirs donc la démocratie, et une autre confinant au négationnisme d’Etat. Orban souffle sur les braises brûlantes du nationalisme, fait fermer les ONG et a été réélu largement à l’issue d’une campagne au cours de laquelle il a abondamment utilisé l’antisémitisme. Erdoğan fait la guerre aux Kurdes et opprime tout ce qui peut faire démocratie et opposition à son projet dictatorial et massacreur,…
Tout ceci témoigne de l’effondrement moral de notre continent. La morale ne saurait bien évidemment tenir lieu de politique, mais la politique sans morale, sans éthique, sans valeurs, c’est l’assurance de la loi du plus fort, de la violence et de la destruction. La logique des projets politiques portés par ces individus, c’est celle de la division, sur base sociale, raciale ou territoriale, de la discrimination et, in fine, du massacre et de l’extermination.
Si nous les laissons se déployer avec permissivité, c’est à cela que, ici ou ailleurs, nous serons confrontés. Ainsi, se battre contre ces régimes, contre ces projets politiques, c’est se battre pour une meilleure vie pour toutes celles et tous ceux qui sont visés aujourd’hui, c’est se battre pour la vie.
Comment combattre les extrêmes-droites européennes ?
Tout d’abord, il ne faut pas croire leur fable : elles ne représentent pas le peuple. Certains croient que s’opposer à l’extrême droite, c’est s’opposer au peuple. Je pense l’inverse.
Il ne faut pas non plus les banaliser, ce serait banaliser les projets mortifères qu’ils portent. Les ostraciser, établir autour d’elles un cordon républicain, un cordon démocrate est important pour maintenir un cadre moral et politique à nos sociétés.
Il faut comprendre la violente logique des idéologies qu’elles portent, pour y résister avec l’énergie nécessaire. En particulier, il ne faudrait pas se méprendre sur le fait que le nationalisme et l’islamisme partagent valeurs, visions du monde et objectifs, une « guerre civile » européenne sur bases identitaires.
Enfin, il faut convaincre, et proposer mieux qu’elles. Pourquoi le nationalisme, comme l’islamise, séduisent et recrutent autant ? Quelles perspectives démocrates pouvons-nous élaborer pour l’Europe, qui soient à même d’attirer et de séduire plus, notamment les jeunes ?
Le nationalisme, comme l’islamisme, apportent une grille de compréhension du monde, l’inclusion des individus dans un projet qui les précède, qui leur survivra, qui les dépasse, l’intégration dans un groupe, de l’aventure à l’international, un sens à la vie, au-delà notamment du consumérisme et de l’individualisme.
Contrairement aux démocrates, ils mettent depuis longtemps des mots sur une situation historique inédite pour l’Europe : de puissance centrale, il y a un siècle, en termes politiques, économiques, militaires, diplomatiques, culturels,… à une puissance en déclin, divisée, et moyenne sur la scène international marquée par le retour des grands empires et l’émergences de puissances nouvelles. Ce déclassement collectif fait écho à la peur du déclassement individuel de nombreux Européens. Ceux qui mettent des mots sur ces angoisses et proposent des solutions, même injustes et violentes, suscitent une adhésion que ceux qui sont dans le déni ou l’indifférence avec cette situation ne peuvent susciter.
Il nous faut regarder cet état de fait avec lucidité et élaborer à partir de là des perspectives au cœur desquelles se situent non pas la haine mais la justice, non pas le désir de mort mais la pulsion de vie, non pas la destruction mais la liberté. Ces perspectives doivent apporter tous les éléments qu’apportent le nationalisme, l’islamisme et les autres extrémismes pour attirer celles et ceux qui pourraient être séduits par eux. C’est un travail collectif, pour lequel tous les secteurs de la société sont appelés à contribuer, qui est la grande œuvre nécessaire à laquelle les démocrates doivent s’atteler.
Une contribution à ce travail collectif est l’idée de « Erasmus Universel », c’est-à-dire la généralisation de la circulation des jeunes en Europe en vue d’approfondir la démocratie, la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. J’ai lancé cette idée après les attentats de janvier et février 2015 à Paris et Copenhague, avec désormais plus de 100 dirigeants d’organisations de jeunesse et antiracistes et près de 200 parlementaires de toute l’Europe. En s’inscrivant dans la filiation de pensées comme celles de Husserl ou de Stefan Zweig, Erasmus Universel permettra de construire une perspective innovante en s’appuyant sur des héritages européens - le programme Erasmus, le principe de liberté de circulation, l’intégration institutionnelle,… - à même d’attirer et de séduire plus que les extrémismes, et de créer quelque chose de nouveau : une identité et une société civile européennes.
Il est nécessaire de travailler sur cette initiative pour en faire une réalité tangible, comme il est important pour chacune et chacun de contribuer à imaginer et à construire des perspectives démocratiques pour l’Europe. C’est un travail de longue haleine, exigeant, mais je ne vois pas d’alternative pour faire face à la vague montante des extrémismes et pour construire un avenir pour notre continent.
L’antisémitisme se développe un peu partout et frappe les communautés juives. Cela vous inquiète-t-il ?
Oui. En France, en Belgique, il y a eu des meurtres antisémites, y compris d’enfants. Les tabous les plus fondamentaux de nos sociétés ont ainsi sauté. Une fois qu’ils ont été transgressés, il est très difficile de les rétablir.
L’antisémitisme monte partout en Europe, sous différentes formes, porté le nationalisme, par l’islamisme, par une certaine culture populaire musulmane, par l’extrême droite et une partie de l’extrême gauche, par une partie des mouvements de contestation de la mondialisation,…
Cette montée correspond à la période historique dans laquelle nous nous trouvons. L’impérialisme islamiste est à l’offensive et prend pour cible, avec les femmes, avec les libres penseurs, avec les laïcs,… les Juifs. Les derniers rescapés de la Shoah, et avec eux une partie de la mauvaise conscience européenne, disparaissent. Or la mauvaise conscience permet d’empêcher le passage à l’acte. Il est symptomatique de voir que les héritiers des rescapés de l’extermination, les communautés juives et Roms, sont parmi les plus violemment visées aujourd’hui, comme s’il fallait faire disparaître non seulement la mauvaise conscience mais également la mémoire de la mauvaise conscience, afin de pouvoir passer à l’acte avec encore plus de violence.
Cet accroissement de la violence antisémite s’inscrit également dans le cadre plus large de l’augmentation de la violence contre les individus et groupes aux identités minoritaires.
Face à cela, la réaction des pouvoirs publics a pendant longtemps été marquée par le déni et par l’incompréhension. Souvent, elles ont voulu bien faire en soutenant, exclusivement les communautés juives. Or l’antisémitisme n’est pas un problème que pour les Juifs, c’est un problème pour l’ensemble de la société, et il n’est pas de protection pérenne plus efficace que celle apportée par l’engagement solidaire de l’ensemble de la société.
Une manière de voir la société en communautés segmentées a contribué à alimenter une certaine dissolution des liens nationaux et européens, voire à alimenter de funestes logiques de concurrences. Cela concerne, entre autres, les institutions de l’UE, envers lesquelles des associations pour le moins ambivalentes vis-à-vis de l’islamisme ont un certain pouvoir d’influence, comme si être avec l’islamisme, ce serait être avec les musulmans et les immigrés, et qu’être avec eux, ce serait lutter contre le racisme. Autant de fictions perverses qui attaquent la véritable lutte contre l’antisémitisme et contre le racisme, au cœur de laquelle se trouvent l’égalité, la liberté individuelle, la libre-pensée, l’émancipation des individus, la lutte contre les idéologies de domination, notamment coloniales et totalitaires.
Avoir une vision claire et tenir un discours sans concession sur l’antisémitisme, au niveau national comme européen, est fondamental, tout comme investir dans des politiques publiques, dans l’éducation et dans les actions de la société civile. Construire des logiques de solidarité autour des valeurs partagées de la démocratie, que cela concerne l’antisémitisme, le racisme ou toutes les autres discriminations, l’est tout autant.