Introduction par Marc Knobel, Directeur des Etudes au Crif :
Irwin Cotler est député de Mont-Royal. Le 12 décembre 2003, le Premier ministre canadien l’a nommé ministre de la Justice et procureur général du Canada, et l’a confirmé à ce même poste à la suite des élections générales du 28 juin 2004. Le professeur Cotler a siégé aux comités de Cabinet suivants : affaires autochtones; affaires intérieures; affaires internationales; relations Canada – Etats-Unis; sécurité, santé publique et protection civile. Il est actuellement porte-parole de l’opposition officielle en matière de sécurité publique, et est membre du Comité permanent de la sécurité publique et nationale, et du Sous-comité des droits internationaux de la personne du Comité permanent des affaires étrangères et du développement international.
Par ailleurs, vétéran de la lutte internationale contre le racisme et la discrimination, le professeur Cotler a été à l’avant-garde de la lutte internationale contre l’apartheid et a été l’architecte des recours juridiques contre le racisme, au Canada et à l’étranger, en sa qualité tant de ministre de la Justice que de conseiller pour des ONG nationales et internationales. Il faisait donc partie de la délégation canadienne à la conférence de Durban. Il en a fait le récit et nous reproduisons ici les pages qu’il consacre à Durban 1. Ce texte est long, certes. Pourtant, nous vous encourageant à le lire et à le diffuser autour de vous. Irwin Cotler décrit ce qu’il a vu et entendu. Son témoignage poignant est un véritable réquisitoire, un réquisitoire contre la perfidie, contre la bêtise et la haine.
Récit d’Irwin Cotler :
« On a dit au lendemain du 11 septembre que « le monde entier a changé ». Je ne sais pas si le monde est si différent. Mais il est clair que le 11 septembre a réellement transformé notre politique et notre inconscient collectif.
Or, si le 11 septembre a causé une transformation, la même description doit s’appliquer à un événement qui s’est terminé à la veille du 11 septembre. Je parle de la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l'intolérance qui y est associée, qui s’est déroulée à Durban, en Afrique du Sud. Cette conférence a été le « point tournant » de l’émergence d’une nouvelle vague d’antisémitisme déguisée en antiracisme. Malheureusement, le 5e anniversaire de cet événement est largement passé sous silence.
Comme un de mes collègues l’a exprimé à ce moment-là, si le 11 septembre a été la Kristallnacht de la terreur, Durban a été le Mein Kampf. Ceux d’entre nous qui ont assisté personnellement au festival de la haine de Durban – aux déclarations, incantations, brochures et marches haineuses – ont été transformés à jamais. Pour nous, Durban fait partie de notre vocabulaire quotidien comme synonyme de racisme et d’antisémitisme, tout comme le 11 septembre est synonyme de terrorisme de masse.
Lorsque la Conférence mondiale contre le racisme a été proposée pour la première fois, il y a dix ans, je comptais parmi ceux qui ont accueilli la nouvelle avec enthousiasme. Ce devait être la première conférence mondiale sur ce sujet au 21e siècle. L’antiracisme allait enfin devenir une priorité à l’ordre du jour international des droits de l’homme. Les causes mal représentées en matière de droits de l’homme, comme celles des Dalats en Inde ou des Roma en Europe, auraient désormais une tribune et une visibilité. Le fait que Duban ait été choisie comme ville hôte était une commémoration du démantèlement de l’apartheid en Afrique du Sud, en soi un tournant décisif de la lutte internationale contre le racisme.
Mais ce qui s’est produit à Durban a été véritablement orwellien : une conférence censément organisée pour contrer le racisme a été transformée en festival du racisme contre Israël et les Juifs. Une conférence visant à commémorer le démantèlement de l’apartheid en Afrique du Sud où ont été lancés des appels intempestifs au démantèlement de l’apartheid présumé en Israël. Une conférence consacrée à la promotion des droits de l’homme comme nouveau credo séculaire de notre époque où Israël a été de plus en plus pris à partie comme une sorte d’Antéchrist géopolitique des temps modernes.
Comment cela est-il arrivé?
La Conférence mondiale contre le racisme a été organisée autour de quatre conférences régionales – en Europe, en Afrique, en Amérique latine et en Asie. Chaque conférence régionale avait pour but de formuler une déclaration contre le racisme et un plan d’action. Puis, les quatre déclarations et plans d’action régionaux devaient être réunis à Durban en une déclaration globale provisoire contre le racisme.
Le problème tire son origine de la conférence régionale en Asie, qui s’est déroulée à Téhéran en février 2001. Bien qu’Israël appartienne au groupe d’Asie, les organisateurs de la conférence ont exclu la participation d’Israël et des organisations non gouvernementales juives : contrairement aux propres principes des Nations Unies concernant l’universalité et l’égalité, un État membre était considéré comme un paria. La conférence de Téhéran a également appuyé une mise en accusation spécifique à Israël, autre violation des principes internationaux en matière de droits de l’homme et des procédures de l’ONU à cet égard.
La mise en accusation en six points issue de la conférence régionale de Téhéran, qui est devenue un plan directeur dominant pour Durban, s’est avérée être un des documents les plus calomnieux sur Israël et les Juifs qui a été publié depuis la Deuxième Guerre mondiale.
Le premier point de la mise en accusation d’Israël a qualifié l’« occupation » des territoires contestés en Cisjordanie et à Gaza de crime contre l’humanité, de nouvelle forme d’apartheid et de menace contre la paix et la sécurité internationales. Alors que la Résolution 1373 du Conseil de sécurité de l’ONU adoptée au lendemain du 11 septembre considérait le terrorisme en soi comme une menace à la paix et à la sécurité internationales – qu’aucune cause ni aucun grief ne pourraient jamais justifier – les déclarations de Téhéran, puis de Durban, ont qualifié les actes terroristes contre Israël de « résistance » à l’occupation. À Téhéran comme à Durban, les délégués ont ignoré le fait que la cause première du conflit au Moyen Orient était, et est encore, le refus du droit d’Israël d’exister à l’intérieur de quelques frontières que ce soit.
Deuxièmement, Israël a été qualifié de pays d’apartheid. Et comme les délégués à Durban considéraient extrêmement louable la « résistance » contre les pays d’apartheid, la conférence de Durban a servi à valider les actes terroristes contre Israël.
Troisièmement, Israël a été tenu responsable de tous les maux du monde, l’« empoisonneur des puits internationaux », l’équivalent contemporain du stéréotype antisémite du Juif intriguant et assassin. À cet égard, les délégués à Téhéran et Durban ont largement puisé leurs arguments aux Nations Unies mêmes : en mars 2001, un mois après la conférence de Téhéran, la Commission des Nations Unies sur les droits de l’homme a condamné Israël et seulement Israël pour des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.
Quatrièmement, Israël a été accusé de « nettoyage ethnique » de la « Palestine arabe mandataire » en 1947-1948; d’être, en fait, un « péché originel » à sa création même, même si son certificat de naissance international a été sanctionné par la Résolution des Nations Unies sur le partage de la Palestine en 1947 (Les Juifs, les lecteurs s’en souviendront, ont accepté la Résolution sur le partage de la Palestine, les Arabes l’ont rejetée et ont lancé, comme ils l’ont appelée, une « guerre d’extermination » contre l’État embryonnaire d’Israël.)
Cinquièmement, les documents issus de Durban ont apporté un nouvel éclairage sur la notion d’« holocaustes », écrit intentionnellement au pluriel et avec une minuscule. Un grand nombre de pays ont même cherché à minimiser ou exclure toutes les références à l’Holocauste, ou à marginaliser et ignorer l’antisémitisme, tout en brandissant le traitement des Palestiniens par Israël comme exemple d’un holocauste « véritable ». Le sionisme a été qualifié non seulement de « racisme », mais également d’expression violente de la suprématie raciste. Dans l’équivoque orwellienne par excellence, le sionisme lui-même a été jugé comme une forme d’antisémitisme.
Il se trouve que tout ce discours haineux de Durban est devenu un instrument avalisant la nouvelle vague d’antisémitisme au lendemain du 11 septembre, comme l’illustrent les exemples suivants :
1. Les Juifs ont été blâmés pour le 11 septembre dans une série de nouveaux « protocoles » reflétant ce que certains considèrent comme une nouvelle conspiration juive internationale. Par exemple, dans de nombreux pays arabes et musulmans, les enseignants, les chefs religieux et les médias ont propagé la théorie selon laquelle 4 000 Juifs ont censément été avertis de ne pas se présenter au travail au World Trade Centre et une équipe de tournage juive a été avertie à l’avance pour être sur place afin de filmer les avions foncer dans les tours. Aujourd’hui, cinq ans plus tard, les sondages indiquent que quelque 50 p. 100 des Britanniques musulmans croient que le 11 septembre a été une conspiration entre les Américains et les Israéliens.
2. Dans le débat antiterroriste qui a eu lieu aux Nations Unies au lendemain du 11 septembre, les pays arabes et leurs alliés se sont opposés aux tentatives de classifier la « résistance » comme terrorisme, s’appropriant ainsi la rhétorique de Durban sur la délégitimation d’Israël d’une part, et la légitimation du terrorisme comme « résistance » contre Israël d’autre part.
3. Une campagne mondiale contre l’« apartheid » israélien a été lancée sous la forme d’appels au boycotte et au dessaisissement. Dans un geste incroyable, mais révélateur durant une conférence en faveur du dessaisissement au Michigan, une résolution proposant une solution à deux États « si Israël pouvait se transformer et devenir une véritable démocratie » a été défaite, mais une résolution demandant le démantèlement de l’État raciste d’apartheid d’Israël a été adoptée.
4. La première réunion de la Commission des droits de l’homme de l’ONU au lendemain de Durban – dans le même esprit que celle précédant la conférence – a permis de montrer du doigt Israël pour traitement différentiel et discriminatoire, 40 p. 100 de toutes les résolutions adoptées à la réunion accusant Israël alors que les principaux violateurs des droits de l’homme internationaux, comme la Chine, le Soudan ou l’Iran, jouissent de l’immunité. Cette perversion des droits de l’homme à l’Alice au pays des merveilles a été répétée par le nouveau Conseil des droits de l’homme de l’ONU.
5. La convocation, en décembre 2001, des parties contractantes des Conventions de Genève de 1949 sur le droit international humanitaire a été un geste discriminatoire particulièrement flagrant. Pendant 52 ans, les parties contractantes ne sont jamais réunies – malgré le génocide dans les Balkans, le génocide innommable et évitable au Rwanda et les massacres en Sierra Leone. La première fois, et surtout la seule fois, que les parties contractantes se réunissent pour mettre un pays au banc des accusés survient au lendemain de la conférence de Durban. Ce pays était Israël, un choix offensif qui mine tout le régime du droit international humanitaire.
En somme, Durban est devenue le point tournant de la réunion d’une nouvelle volonté mondiale antijuive virulente rappelant les atmosphériques qui ont envahi l’Europe dans les années 1930. Dans sa forme létale, cette volonté s’exprime sous forme d’un antisémitisme génocidaire entériné par l’État, comme celui auquel adhèrent l’Iran de Mahmoud Ahmadinejad, et ses mandataires terroristes, le Hamas et le Hezbollah.
Rien de cela ne vise à suggérer qu’Israël est au-dessus de la loi, ou qu’Israël n’est pas responsable devant la communauté internationale comme tout autre pays. Au contraire, ni Israël ni les Juifs n’ont droit à aucun privilège ni à aucune préférence en raison de l’horreur de l’Holocauste ou de la menace antisémite. Toutefois, les normes en matière de droits de l’homme ne doivent pas être appliquées de manière sélective. Si elles sont appliquées à Israël, ce qu’elles doivent être, elles doivent être appliquées également à tous les autres. Si Israël doit respecter les droits de l’homme, les droits d’Israël méritent un même respect, y compris le droit de vivre en paix et en sécurité.
L’antisémitisme – ancien ou nouveau – est bien dans l’antre du mal. Comme l’histoire nous l’a trop bien enseigné, même s’il commence par les Juifs, il ne se termine pas par les Juifs. La lutte contre le racisme et l’antisémitisme est la responsabilité de tous. »