- English
- Français
Par Philippe Chriqui, Directeur de Mikhtav Hadash
Sous-titrée du particulier à l’universel. Avec des contributions de philosophes, philologues, linguistes, universitaires, de rabbins et de catholiques. Des fiches didactiques abordent l’histoire de l’élection dans la bible, la lithurgie, le Talmud et aussi dans l’évolution des idées parmi les philosophes de Spinoza à Hermann Cohen et Franz Rozenszeig. Parmi les contributeurs, on notera : Thierry Yeshoua Alcoloumbre, Yann Boissière, Yeshaya Dalsace, Dominique de la Maisonneuve, Antoine Guggenheim, Moshe Halbertal, Julia Kristeva Ron Naiweld et Edouard Robberechts. Avec une interview exclusive de Benjamin Gross et une étude approfondie de Tony Lévy sur Maïmonide.
Présentation du dossier par Philippe Chriqui
Assumer l’élection
Avant d’être élu, le peuple élu n’est pas peuple
C’est l’élection qui fait le peuple d’Israël. Lorsque Dieu choisit Abraham pour être le père d’une grande Nation, il n’y a pas encore de peuple. Celui-ci prendra corps au Sinaï. Il fera corps avec sa Loi et avec son Dieu lors de la révélation, accomplissement de la promesse faite aux patriarches. L’élection est une méthode de cohésion nationale particulièrement efficace. C’est ce que critique Spinoza : une élection qui aurait plus à voir avec un projet politique que religieux. Freud également le laisse entendre dans son Homme Moïse controversé. À l’inverse, Rousseau, père des Lumières, y voit un des fondements de la notion moderne de peuple. La méthode hébraïque est certes d’essence théologico-politique : une Loi, un Dieu, un Peuple. Mais elle préfigure une forme moderne de la politique, la constitution des États-Nations démocratiques : un territoire, une histoire, des institutions.
L’élection, une contradiction démocratique
Pourtant avec les Lumières et l’égalité des droits, dont ont d’ailleurs bénéficié les Juifs via l’émancipation, la distinction d’un peuple parmi les autres entre en contradiction avec l’universalisme des Droits de l’Homme. Elle heurte l’esprit démocratique de l’ère moderne. La principale explication est que l’élection est moins d’ordre politique que spirituel.
L’élection est indéniablement d’essence particulariste
Les références bibliques sont nombreuses. Dieu « choisit », « préfère », « distingue » et « sépare ». Il fait de son peuple, « Am Segoula », un « peuple de prédilection » ou « d’élection ». Vouloir relativiser l’élection pour des considérations étymologiques n’est d’aucune utilité. L’élection est entrée dans le langage commun. Quelle que soit sa traduction, l’élection d’Israël est désormais un fait social et historique. Les universalismes issus des autres monothéismes en ont pris ombrage. L’antijudaïsme et l’antisémitisme s’en sont nourris. Parce que ce particularisme a été ressenti comme un élitisme.
L’universalisme est pourtant inscrit dans le judaïsme
Comme une vocation même du monothéisme qu’il a créé. Par sa loi, ses valeurs, son éthique, le judaïsme prétend à l’universel. L’aller-retour permanent entre particularisme et universalisme constitue son génie propre. L’alternance crée une tension qui fait sens. Le sens vient de l’espace créé par cet écart, par cet « entre ». L’universalisme juif n’est pas totalisant de même que son particularisme n’est pas absolu.
La Loi pour les Hommes précède la Loi pour Israël
Dans le judaïsme, l’élection se concrétise par le don de la Loi. Les premières Lois sont données à Noé, père de l’humanité. Ces sept premières Lois, dites Lois noahides, sont présentes de façon allusive dans la Tora, mais explicitées dans le Talmud (Sanhédrin 56a). Elles concernent tous les hommes avant même l’apparition du premier des Hébreux. Elles montrent que l’élection est d’abord celle de l’humanité toute entière. Forçons encore le trait. Moïse, au seuil de sa mort, réunit son peuple pour lui répéter toute la Loi d’Israël (introduction du livre Devarim, le Deutéronome). Rachi explique que ce discours se fait « en soixante-dix langues », ce qui dans la Bible correspond précisément à toutes les langues de l’humanité (Babel). La Loi qui porte l’élection est une loi pour tous.
L’élection n’est pas une distinction, mais une responsabilisation
L’élection n’est jamais traitée comme une distinction-élévation, mais comme une distinction-séparation : « acher bahar banou mikol ha’amim » répète la liturgie (« qui nous a séparés des autres peuples »). Dans la Tora, la séparation (entre lumière et ténèbres, sacré et profane, etc.) correspond à un processus de création. Le peuple élu hérite non pas de la capacité à dominer les autres peuples, mais de la responsabilité d’assumer la Loi divine, de porter sa parole en héritage et de relayer un message moral et religieux. Le peuple ainsi chargé de la Tora devient un peuple témoin, distingué par le poids qu’il porte et non par un quelconque privilège. C’est avant tout d’une responsabilité d’ordre spirituel et non d’une supériorité ethnique ou politique dont il s’agit.
La reconnaissance d’autrui, chemin spécifique de l’universel
L’élu c’est l’Autre. C’est l’étranger. Celui qui n’oublie pas qu’il a été lui-même étranger en Égypte, avant même d’avoir été élu. La distinction d’Israël est l’élection de l’étrangeté elle-même (Julia Kristeva). Par l’élection, le judaïsme s’affirme dans la défense d’une forme d’ultra-particularisme. A travers la revendication de sa propre reconnaissance, il invite à la reconnaissance de tout autre, aussi irréductible et particulier soit-il. L’autre, pour peu que l’on parvienne à le reconnaître, à voir son visage comme dirait Levinas, devient Homme. Le Juif, par son irréductible singularité, est l’étrangeté du monde, l’altérité dont il porte le témoignage. Son élection indique que par sa singularité, tout humain est autre, donc élu. C’est à cette conception de l’universel que nous conduit, du point de vue éthique, la vision juive de l’élection. Le particularisme juif est un chemin vers l’universel. Ainsi compris, il doit permettre d’éviter l’écueil du repli ethnocentrique.
« Soyez saints parce que Je suis saint »
Tel est la partie du verset que l’on omet souvent en citant les sources de l’élection. Plus encore qu’une conception politique, éthique ou religieuse, l’élection est un programme hautement spirituel et humaniste. Une injonction divine à élever l’humain au-delà de lui même et au-delà des Nations, à se sublimer pour viser le très haut. L’élection invite les hommes à la sainteté. Un objectif certes inatteignable mais une ligne de vie. Tous les Juifs ne sont pas élus, mais sont invités à le devenir comme le sont tous les hommes. L’élection ne relève pas de l’être mais du devenir.
Alors que faire de notre élection ?
L’assumer sans arrogance. La nier serait nous renier. L’élection fait partie intégrante de notre identité juive. Parce qu’elle est insaisissable, elle est une merveille. Parce qu’elle est inatteignable, elle est sublimation. L’élection est une charge, mais comme pour Sisyphe, il faut imaginer l’élu heureux.
La revue, éditée par Adath Shalom, est disponible par abonnement ou dans les principales librairies spécialisées de la capitale.
Renseignements : contact@mikhtav.org