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Dans les récits non liés à la Chine, Stéphane Rilling a ajouté parmi d‘autres pages le fascinant Chasseur Gracchus. Les compositions « chinoises » de Kafka renferment l’un des plus grands textes de la littérature mondiale, l’un des plus courts aussi, Un message impérial, comparable par son intensité tragique, son génie visionnaire, à la parabole du Procès, Vor dem Gesetz, « Devant la loi ». Cette édition a choisi de fondre cette page saisissante unique au milieu de « La construction de la muraille de Chine », ce que l’on peut regretter, car tout en faisant partie du cycle, Eine kaiserliche Botschaft (Un message impérial), est à part, à la manière où An die Freude, l’Hymne à la joie, est à part dans la 9e Symphonie de Beethoven, ou Les pauvres gens dans La Légende des siècles de Victor Hugo…
Qu’a à nous dire Kafka sur la Chine ? Fort peu, pourrait-on croire a priori, mais à tort. Qu’il ait beaucoup à nous dire sur les figures de l’homme depuis la fin du XIXe siècle , nous le savons par ses puissants récits ou romans : La Métamorphose, Le Procès, Les Recherches d’un chien, son ultime écrit, autant d’œuvres archétypales de notre civilisation. Textes fondateurs de notre modernité littéraire, mais aussi métaphysique. Kafka fonde avec Proust les archétypes de l’auto-fiction comme du roman contemporains, bien qu’aux antipodes l’un de l’autre.
Mais contrairement à Proust, Kafka dans son approfondissement de la figure de l’homme, interrogea la figure du Chinois millénaire, sans avoir pourtant une connaissance poussée de la Chine.
Approchons-nous ici du message impérial. Dans le recueil paru du vivant de Kafka sous le titre Un médecin de campagne, il fut placé à proximité - hasard ou non ? – du Plus Proche Village, figurant aussi dans ce court volume dû à Stéphane Rilling. La plupart des commentateurs se penchent sur le symbole du messager ou de l’empereur mort, souvent vu comme une allégorie de la mort de Dieu, pourtant peu réfléchissent au fond, m’a-t-il paru, à ce Chinois, «le plus lamentable de ses sujets, ombre infime qui s’est abritée de l’éclat du [son] soleil impérial». Il se sait destinataire d’un message impérial, grâce à la rumeur, faut-il croire, et dont le porteur n’est autre que le meilleur messager de l’empereur mort. Il sait aussi que le messager du mort est chargé de lui remettre ce message oral sans trace écrite. Là se clôt tout son savoir. Pourtant, il reste « assis à sa fenêtre et rêve du message, tandis que le soir tombe». Le messager est sans doute une des images possibles du messie, mais la tragédie est triple, car le messager n’arrivera jamais, sinon après la mort du destinataire du message d’un empereur mort. De plus, le message du mort n’a d’autre valeur que d’être la parole unique d’un homme tout-puissant hier disparu aujourd’hui, destiné à un Chinois sans nom. Devant nos trois gouffres sémantiques, le misérable solitaire attend quelque chose ou quelqu’un - il ne sait au juste - qui ne peut l’atteindre. Reste en dernière instance le message lui-même. N’est-il pas la révélation par surcroît - du fait des trois impossibilités narrées ici - « que rien ne peut être révélé », comme le pensait Malraux ?
L’unique sens que nous trouvons à cette page sans espoir repose dans l’idée que tout ne serait alors pas tout à fait vain, absurde, pour ce Chinois, s’il apprenait par le plus improbable des hasards, que son histoire serait rapportée des siècles plus tard par un écrivain lointain à la langue inconnue, Franz Kafka. Ainsi son attente désespérée n’aura pas été tout à fait vaine, car cet homme, qui vécut dans la solitude de l’Empire du milieu, ne sera pas effacé de la mémoire de Dieu ni de celle des hommes – sauvé qu’il est par la littérature. Son silence abyssal est parvenu jusqu’à nous. Sera-t-il pour autant justifié ? La passivité de l’attente trouve-t-elle sa justification dans l’unique connaissance sérieuse de ce Chinois, à savoir qu’un message lui est destiné, mais qu’il ne lui parviendra jamais ? Cet homme mort d’avoir attendu, est chacun de nous, mais ne savons-nous pas qu’il n’appartient qu’à nous d’être « la hache qui brise la mer gelée en nous (4) » ?
Cette question du message qui n’arrive jamais fut pour Kafka aussi capitale que celle d’une justification de la vie. On lit dans une lettre à Max Brod du 5 juillet 1922, cette phrase où tout espoir semble mort :
«Je ne me suis pas racheté par la littérature. J’ai passé toute ma vie à mourir et maintenant je vais vraiment mourir. Ma vie était plus douce que celle des autres, ma mort sera d’autant plus terrible. L’écrivain en moi mourra bien entendu immédiatement, car une pareille figure n’a pas de sol, elle est sans consistance, n’est pas même poussière [...] Voilà pour l’écrivain. Mais moi-même, je ne puis pas continuer à vivre, puisque je n’ai pas vécu; je suis resté argile; l’étincelle, je ne l’ai pas changée en flamme, je ne m’en suis servi que pour illuminer mon cadavre » (5).
Mais qui nous dira pourquoi il dut se racheter ? Pourquoi son obsession du rachat ? Se racheter d’être né, d’être juif ? Qu’a-t-il commis qui méritât un rachat ? Ses personnages n’ont-ils pas témoigné pour lui ? Ce n’est pas lui d’ailleurs qui ne s’est pas racheté, c’est la Littérature qui ne l’aurait pas racheté - mais il se trompait notre cher Franz, la Littérature l’a sauvé.
Ses personnages, ses héros désespérés et solitaires, lamentables, ses martyrs, ses prostituées, ses animaux plus humains que tant d’hommes, voilà toute la cohorte qui avait l’obligation du rachat et l’accomplit à son insu.
Quoi ! Il racheta « ce monde hideux et bouleversant où les taupes elles-mêmes se mêlent d’espérer (6) », mais ce monde-là ne l’aurait pas racheté, lui qui donnait encore un espoir impensé ou insensé à un Chinois inconnu qui en représente des millions d’autres, mais aussi à un étrange objet ou créature du nom d’Odradek, entre irréalité et réalité, un « Sans domicile fixe » dont Kafka demande s’il peut bien mourir - car rien ne meurt qui n’ait eu une finalité, dit-il dans Le Souci d’un père de famille ?
Léa Veinstein et ses auteurs - parmi lesquels Marc Goldschmit, Danielle Cohen-Levinas, Michel Surya, Igor Krtolica lecteur de Deleuze et Guattari -, font entendre dans Les Philosophes lisent Kafka, des paroles portant sur la loi, sur Topos et nomos, sur une confrontation Kierkegaard/Kafka à l’intérieur d’une étude sur « La place de l’écrivain dans l’œuvre de Michel Henry ». Autant d’avancées philosophiques, phénoménologiques ou métaphysiques, qui montrent une fois encore les ponts qui existent (connaît-on la page de Kafka Le pont, où l’on voit ce que ça coûte que d’être un pont ?) entre la philosophie et la littérature.
Danielle Cohen-Levinas ouvre le volume, après la préface de Léa Veinstein, par cette citation si frappante de Scholem : « Nulle part encore, la lumière de la révélation n’a brûlé de façon aussi impitoyable qu’ici. Voilà le secret théologique de la prose parfaite (7).» Puis, analysant la question du « Juif de narration », elle écrit : « L’égarement serait ainsi l’envers insigne du tragique, l’envers du mythe de la modernité tournée vers le progrès (8) […] ». L’envers insigne du tragique…
Une grande partie du volume contribue sous un discours philosophique, phénoménologique, à apporter autant d’approches originales sur un écrivain si souvent dénaturé, trahi, aux interprétations parfois affolantes. François Makowski dans son étude « Hors-la-Loi » aborde la question du labyrinthe, du topos au nomos, montrant avec Sarah Kofman, qu’au plus profond du corpus, il y avait un puissant topos positif s’opposant au nomos primordial, angoissant. Comme si pour Kafka tout labyrinthe avait son labyrinthe primitif qui nous sauvait du vrai.
Kafka fuyait « les métaphores (et sans doute aussi les synecdoques et métonymies) », écrit Makowski (9) car pour l’écrivain juif pragois « Les métaphores sont l’une des choses qui me font désespérer de la littérature (10).» Comment alors comprendre Kafka si ce n’est par le fait d’une métamorphose radicale de son œuvre, comme Malraux l’a compris et conceptualisé avant tant d’autres écrivains ou philosophes, pour tout art. « La métamorphose est le contraire de la métaphore », se contentent d’écrire Deleuze et Gattari (11).
Autant d’approches remarquables. Markowski sait qu’il y a dans tout grand texte philosophique un substrat littéraire comme dans tout grand texte de littérature un fond philosophique. Ainsi en est-il du corpus constitué par Kafka allant du topos au nomos – de l’éthique (au sens d’habitude) à la Loi, autant que de la Loi à l’éthique de la Loi.
Pour finir, disons juste que Léa Veinstein nous donne avec son étude sur « Kafka photographe. Le négatif et l’inversion dans les Réflexions sur Kafka d’Adorno », une vision fascinante de la geste ou du geste kafkaïens.
Il faut nous départir des lectures par trop psychanalytiques, théologiques, voire ontologiques, comme pense François Makowski et la nouvelle édition de la Muraille de Chine est de ce point de vue aussi tout à fait salutaire.
Revenir au texte, au texte par-dessus tout. Au texte avant tout.
Notes :
1. Éditions Aux Forges de Vulcain, 89 pages, 10 €.
2. Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 33, Premier semestre 2013, 328 pages, 13 €.
3. La Muraille de Chine et autres récits, trad. de l’allemand par Alexandre Vialatte et Jean Carrive, Gallimard, 1950, réédition Folio n°654, 288 pages.
4. Œuvres complètes III, Journaux et Lettres à sa famille et à ses amis, la Pléiade, Gallimard, trad. de l’allemand par Marthe Robert, Claude David et Jean-Pierre Danès. Lettre à Oskar Pollak, 27 janvier 1904, p. 575.
5. Ibid., p. 1156-1157.
6. Camus, Le Mythe de Sysiphe, Gallimard, Folio, p. 187.
7. Gershom Scholem, Walter Benjamin. Histoire d’une amitié, traduction de l’allemand par Paul Kessler, Paris, Hachette Littératures, Pluriel, 2001, p. 194.
8. Les philosophes lisent Kafka, Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 33 Premier semestre 2013, p. 27.
9. Ibid., p. 151.
10. OC III, op. Cit., p. 517-518.
11. Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p. 40.