Et on se dit que c’est faux. Nous avons tout entendu, même ce qui n’a pas été prononcé, nous avons vécu dans ce silence qui hurle.
Fille de survivants, j’ai attendu longtemps avant d’aller à Auschwitz. Je ne voulais pas, en cela fidèle à l’injonction parentale : se taire, oublier, vivre si possible ; un diktat venu tout droit des camps, où le silence était une question de vie ou de mort.
Vivre donc, avec les avant-bras tatoués, avec l’étoile jaune dans une boîte. Vivre malgré les livres horribles dans la bibliothèque et, dans un placard, la photo de la première famille de mon père : une jeune femme et un bébé, gazés à leur arrivée au camp. Vivre malgré ceux, nombreux, dont on n’a même pas les photos. Grandir sans rires ni fantaisie. Ne pas poser de questions. Ne pas parler, même, puisqu’on ne peut parler de ça. Mais plus le temps passe, plus tous savent qu’il est impossible de vivre ainsi. Tant de déportés l’ont dit : on ne revient jamais de là-bas. Puis les parents meurent, en silence comme ils ont vécu ; bientôt, il ne restera aucun déporté vivant. Puis on lit, on entend que les derniers témoins vont disparaître, et que la parole est maintenant aux historiens.
Et on se dit que c’est faux. Nous, les enfants de survivants, nous avons tout entendu, même ce qui n’a pas été prononcé. Nous avons vécu dans ce silence qui hurle, nous avons été modelés par une détresse inconsolable, qui a fait de nous les témoins d’un chapitre qui ne s’est évidemment pas clos après la guerre.
C’est ainsi que j’ai décidé d’aller à Auschwitz. C’est ainsi que j’ai su - car explorer le passé est aussi comprendre le présent - que cet immense cimetière et la cendre des morts ne parlaient pas seulement d’histoire mais de notre avenir en tant qu’espèce humaine.
La visite du camp ne peut bien sûr qu’accabler ceux qui découvrent les lieux, les photos, les montagnes de cheveux, de valises et de chaussures des suppliciés.
Pour nous, enfants de déportés, la visite est suffocante. On n’y voit pourtant que peu de choses, tant les nazis, en s’enfuyant, se sont acharnés à détruire «les preuves». Mais ce «peu» s’inscrit en vous pour toujours, même s’il manque la monstrueuse besogne des bourreaux : la violence, l’entassement du bétail humain, l’odeur des corps brûlés, les morts et les mourants, les cris des chiens et des Allemands. Tant de vide et de silence n’ont d’ailleurs jamais convaincu un négationniste, d’où qu’il vienne, de renoncer à son idéologie abjecte...
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