L'Armageddon se déroulera sur les plages de la Côte d'Azur et l'enjeu en sera la victoire ou la défaite du burkini...
En cet été qui pose enfin les questions fondamentales pour l'avenir de l'Humanité, il est un fait indéniable: l'Armageddon [1] se déroulera sur les plages de la Côte d'Azur et l'enjeu en sera la victoire ou la défaite du burkini. Bien téméraire celui qui se risquerait à embrouiller ce débat limpide par des considérations annexes et nécessairement mineures. Cependant, en m'excusant par avance pour ce que certains verront à tort comme l'acte d'un rabat-joie, je vais modestement me permettre d'apporter quelques analyses complémentaires à la situation de notre pays. Rien de bien important au regard du burkini, certes: il s'agit d'évoquer la place de la religion, notre rapport à l'ordre colonial et la responsabilité des politiques. Trois dimensions dont je reconnais par avance le rôle périphérique dans la grande bataille à venir qui produit dans bien des yeux des éclairs de joie. Une joie que certains esprits chagrins s'ingénieront à qualifier de "mauvaise".
Le combat antiraciste est un combat pour l'émancipation. En cela, il est, comme la laïcité, une fille de l'Humanisme qui initia avec bonheur la remise en cause radicale de la prétention des dogmes et des clergés à régenter la société. C'est pourquoi, loin des confusions entretenues dans certains médias, tout amalgame entre une approche antiraciste et une approche fondée sur la remise en cause -affichée ou cachée- de la sécularisation des sociétés relève soit de la malhonnêteté, soit de la médiocrité intellectuelle. L'une n'empêchant d'ailleurs pas l'autre... Pourtant, ces dernières années et jusqu'à la présente "crise" du burkini, la confusion a régné. Elle a régné d'autant plus du fait de l'émergence et de l'affirmation d'un terme -l'islamophobie- qui a les apparences et le goût de l'antiracisme mais qui bien souvent n'y renvoie pas. Et pour cause: si l'occurrence est ancienne, le terme, à l'évidente ambiguïté étymologique, a été, notamment dans la foulée de l'affaire Salman Rushdie, promu sur la scène internationale par les réseaux islamistes afin de jouer de la confusion entre d'un côté leur but véritable qui était le rétablissement de l'interdit du blasphème et, de l'autre côté, la défense des personnes frappées en raison de leur religion.
Certes, l'étymologie des mots tout autant que leurs promoteurs initiaux importent sans doute moins que la façon dont les sociétés s'en saisissent. Mais le terme islamophobie, initialement forgé pour tromper, continue à être utilisé par des activistes pour remplir son œuvre de tromperie. Il désigne ainsi fréquemment tout à la fois la critique de l'Islam (critique autorisée en démocratie, comme pour toute autre religion) et la haine envers les personnes en raison de leur appartenance réelle ou supposée à la religion musulmane (haine proscrite en démocratie et qui, s'il fallait un terme spécifique et non piégé, serait de la musulmanophobie [2]). Sur la base de cette confusion initiale, des groupes islamistes [3] se voient parés avec une étonnante légèreté du qualificatif d'antiraciste. Ce que, encore une fois, ils ne peuvent être, sauf au prix de ruptures essentielles dont rien n'indique qu'ils soient à l'aube de les opérer [4].
On remarquera au demeurant que ces groupes bénéficient à plein de la substitution, ces vingt dernières années, du terme "musulmans" au terme "Arabes" [5] (car l'honnêteté commande d'admettre que lorsque l'on parle en France de musulmans, on parle généralement des Arabes et non des personnes d'origine malienne ou sénégalaise). Si les Arabes sont désormais des musulmans (et exclusivement cela), les forces réactionnaires traditionnelles de la société française peuvent alors se parer de la grandeur de la laïcité pour frapper un groupe dont la critique virulente aurait auparavant légitimement éveillé les soupçons de racisme. Si les Arabes sont désormais des musulmans (et exclusivement cela), alors les forces islamistes ont beau jeu de venir se présenter en bouclier protecteur face à l'agressivité ambiante, contribuant un peu plus à l'enfermement d'une fraction des populations arabo-musulmanes dans une dimension exclusivement religieuse.
Cette redéfinition des Arabes en musulmans (et exclusivement cela) doit s'analyser en rapport avec des logiques internationales, à l'instar de l'échec du nationalisme arabe. Un échec déjà ancien puisque la République Arabe Unie [6], qui devait en être l'instrument institutionnel, mourut de facto dès 1961. Mais la dynamique spécifiquement française de cette redéfinition est à chercher dans le retour du refoulé colonial. Car le qualificatif de "musulmans" est précisément celui qui, pendant longtemps, servit dans l'Algérie française à désigner les Algériens de religion musulmane ou considérés comme tels. Et avec quelle facilité nombre de responsables politiques ainsi que maintes élites intellectuelles et journalistiques se sont glissés dans cette nouvelle-ancienne matrice de décryptage de la société! Quel rapport avec le burkini me direz-vous?
Certes, la virulence des réactions dans cette affaire est pour partie liée à la peur engendrée par un terrorisme qui cherche ses justifications dans l'Islam. Mais elle n'est évidemment pas sans rapport avec un ordre colonial qui continue à structurer des images, des peurs, des haines ou des rancœurs non-dites et parfois inconscientes. Que n'a-t-on lu et entendu cet été sur ce morceau de tissu ! Combien se sont essayés à un tweet rageur et véhément sur l'air du "no pasaran"? Qu'un vêtement puisse choquer et que l'on puisse considérer que le burkini est porteur dans un contexte français de codes sociaux régressifs, rien là que de très commun. Mais que l'on voie se lever, toute honte bue, des hordes de personnes pour soutenir des interdits ubuesques, voilà qui n'est point banal et même fort inquiétant. Car ça n'est évidemment pas le burkini qui est essentiellement en jeu dans cette affaire... Lire l'intégralité.
Notes :
[1] Dans le Nouveau Testament, (lieu du) combat final entre le Bien et le Mal.
[2] Bien évidemment, beaucoup de personnes, fidèles à une vision antiraciste, utilisent le terme "islamophobie" pour désigner la musulmanophobie ainsi que pour contester les discours visant à essentialiser la culture musulmane en barbarie afin d'essentialiser les musulmans en barbares.
[3] Entendre ici les groupes qui militent de facto pour que l'Islam ou plus exactement l'interprétation qu'ils en font structure l'ensemble des activités des musulmans.
[4] Pour ma part, j'étais témoin en 2007 en faveur de Charlie Hebdo lors du procès des caricatures. Quelque temps plus tard, nous attaquions Claude Guéant devant la Cour de Justice de la République pour ses propos antimusulmans répétés. Voilà ce qu'est la cohérence antiraciste, pendant que des groupes frappent du même opprobre les caricatures de Mohamed (dont il faut rappeler qu'elles visaient les intégristes) et les propos antimusulmans.
[5] Le terme Arabe est ici utilisé de façon extensive pour les populations placées dans le langage courant sous ce qualificatif, fussent-elles berbères.
[6] Sous l'effet de la popularité du panarabisme nassérien sorti grandi de la crise de Suez en 1956, la République Arabe Unie est un Etat qui, à partir de 1958 et sous la direction de Nasser, réunit l'Egypte, la Syrie et brièvement le Yémen du Nord. Alors que les pays arabes auraient dû, dans l'esprit de Nasser, progressivement fusionner au sein de la RAU qui aurait alors incarné l'unité du monde arabe, le mécontentement d'une fraction croissante de Syriens s'estimant lésés et étouffés par cette union conduisit à un coup d'Etat en Syrie. Cette dernière, désormais dirigée par des anti-nassériens, quitta la RAU qui resta cependant le nom officiel de l'Egypte jusqu'au lendemain de la mort de Nasser.