Le politologue Pierre-André Taguieff dénonce une nouvelle forme de judéophobie.
Interview par Jean-Luc Mouton, publiée dans la Croix le 18 janvier 2002
On déplore aujourd'hui une recrudescence d'incidents antijuifs. Assiste-t-on pour autant à une renaissance de l'antisémitisme ?
Pierre-André Taguieff : Je voudrais tout d'abord relever un problème de terminologie. J'ai intitulé mon livre La Nouvelle Judéophobie (1) précisément pour éviter les ambiguïtés du mot antisémitisme. Ce dernier terme recouvre un racisme spécifique dirigé contre les juifs considérés comme une race inférieure ou nuisible.
La nouvelle judéophobie, phénomène planétaire que l'on peut faire remonter à la guerre des Six Jours en 1967, retourne au contraire contre les juifs l'accusation de racisme. C'est au nom de l'antiracisme que la nouvelle judéophobie se déploie et se légitime.
C'est ce que la conférence antiraciste de Durban, début septembre 2001, a démontré. Les juifs, à travers un amalgame polémique fait entre sionistes, Israéliens et juifs, sont ainsi accusés d'apartheid, de racisme, de fascisme ou de génocide. Pour les nouveaux antijuifs, tous les malheurs du monde s'expliquent par l'existence d'Israël. On assiste ainsi à une forme de couplage de l'américanophobie et de l'israélophobie. Le mythe répulsif de « l'impérialisme américano-sioniste » justifie ainsi, pour certains milieux islamistes, transnationaux l'attaque des tours du World Trade Center. Cela rappelle dangereusement le mythe de la conspiration judéo-capitaliste mondiale.
La France, dans ce contexte, est-elle particulièrement exposée à cette montée d'une judéophobie ?
En France, il faut tout d'abord noter ce que dévoilent les sondages : le stéréotype de la puissance et de la domination juive (« les juifs ont trop de pouvoir ») passe quand même dans l'opinion de 20 % en 1991 à 34 % en 2000. La brutale montée se situe entre 1999 et 2000. Deuxième indicateur statistique : la considérable augmentation des violences antijuives, qui passent de 20 à la fin des années 1990 à 116 en 2000. A cela s'ajoutent les intimidations, les menaces, les injures qui elles-mêmes sont multipliées par 10 entre 1999 et 2000. Ces phénomènes sont bien sûr liés au début de la seconde Intifada et au conflit du Proche-Orient. Cependant, cette Intifada m'apparaît comme une Intifada djihadiste, prolongeant le djihad. C'est dire qu'une véritable islamisation de la cause palestinienne s'est opérée depuis quelques années. La première Intifada était un soulèvement spontané, la deuxième est volontaire et déclenchée comme un prolongement de la guerre contre Israël. Cette nouvelle judéophobie est aussi largement modelée en France par la propagande islamiste dont on a tendance à sous-estimer l'importance tant du côté des pouvoirs publics que du côté des commentateurs médiatiques. Comme si cette réalité était au fond un peu gênant.
Cette origine islamique de la judéophobie n'explique pourtant pas la diffusion de ces sentiments dans la société française...
Je distingue bien les opinions des violences. Il n'existe pas de mobilisation antijuive en France. Mais le vieil antisémitisme français bouge encore. Depuis environ seize mois, la multiplication des actes contre des personnes qui portent des signes visibles de judéité est le principal problème. Il faut certes s'inquiéter, mais ne pas s'affoler. Les pouvoirs publics doivent être vigilants, de même que la communauté juive et les autorités spirituelles de l'islam.
Je regrette cependant que le ministère de l'intérieur tende à délayer les violences antijuives dans la délinquance en général, comme si c'était la même chose d'incendier une voiture que de brûler une synagogue. La gauche au pouvoir éprouve une grande gêne vis-à-vis des violences antijuives pour autant qu'elles ne sont plus commises par l'extrême droite. Ces violences commises par des « jeunes issus de l'immigration » produisent une dissonance cognitive. Un choc des représentations.
Faut-il pour autant assimiler toute critique de la politique d'Israël à des propos antisionistes ou judéophobes ?
Je distingue deux manières différentes de pratiquer l'antisionisme. L'une, pratiquée, y compris en Israël, consiste à critiquer telle ou telle politique de l'Etat israélien. Critiquer la politique des implantations dans les territoires occupés peut être légitime. L'autre, l'anti-sionisme absolu ou démonologique, vise à nier à Israël le droit à l'existence. Si l'on insiste sur l'illégitimité d'Israël, comme le fait avec virulence une partie des milieux d'extrême gauche, on nie le droit à l'existence d'Israël. L'opposition manichéenne entre le bon Palestinien quasi « christique » et les sionistes « impérialistes », « colonialistes », « racistes » est un appel à la haine et à la mort d'Israël. Une mise à mort d'Israël malheureusement véhiculée aujourd'hui par la propagande islamiste internationale.
Note :
(1) La Nouvelle Judéophobie, Pierre-André Taguieff, Ed. Les Mille et Une Nuits, 235 p., 12 E (78,70 F), 2002.