Actualités
|
Publié le 10 Janvier 2013

Prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes 2013 à Malala Yousafzai

 

Discours de la remise du Prix, Paris, le 9 janvier 2013, par Julia Kristeva, présidente fondatrice.

http://www.kristeva.fr/prix-beauvoir-2013-malala-yousafzai.html

 

Chère Malala Yousafzai,

 

Je m’adresse à vous, sachant que votre santé s’améliore et que même si une vidéoconférence est encore difficile, il vous sera possible de suivre  la transmission de cet événement. 

 

C’est avec beaucoup d’affection et d’admiration que je vous remets le Prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes 2013, au nom du Jury international qui vient de vous le décerner, et – j’en suis persuadée - pour la plus grande joie de toutes les femmes du monde qui suivent avec confiance, espoir et fierté votre combat contre l’intégrisme.

 

 Votre blog quotidien, chère Malala Yousafzai, intitulé « Journal d’une écolière pakistanaise », que vous avez commencé à l’âge de 11 ans sur le blog de la BBC -  vous n’avez aujourd’hui que 14 ans - a révélé au monde, d’abord, le rétablissement de la charia dans la région de Swat, au nord-ouest du Pakistan, avec la fermeture et la destruction des écoles de filles, et votre crainte  de ne pouvoir retourner à l’école.  Sous le pseudonyme de Gul Mikai, votre jeune voix s’affermissait et laissait entendre sous la peur une courageuse protestation : « Comme  aujourd’hui est le dernier jour de l’école, - écriviez-vous - nous avons décidé de rester jouer dans la cour de récréation un peu plus longtemps, j’espère qu’elle ouvrira un jour, mais en partant, j’ai regardé le bâtiment comme si c’était la dernière fois . »  Ou encore : « J’ai peur d’aller à l’école, car les talibans ont publié une loi (issued an edict) excluant toutes les filles des écoles (banning all girls). Seulement 11 élèves restent dans une classe de 27. Le nombre baisse à cause de la loi des  talibans. Mes trois amies ont déménagé à Peshawar, Lahore et Rawalpindi avec leurs familles après l’application de cette loi.  Sur le chemin de retour de l’école à la maison, j’ai entendu un homme dire : « Je vais te tuer ». J’ai accéléré le pas et un peu plus loin j’ai regardé derrière moi si l’homme me suivait toujours. J’étais soulagée de constater qu’il parlait sur son téléphone portable et  menaçait probablement quelqu’un d’autre. » 

 

Les talibans vous ont donc prise pour cible, « une pionnière dans la défense de la laïcité et des Lumières », revendiquait  textuellement le porte-parole de ce mouvement terroriste.

 

Vous avez été soutenue par vos parents, et tout particulièrement par votre père professeur des écoles, qui ont exprimé leur fierté de vous voir engagée dans cette cause. Et même si  le gouvernement pakistanais vous avait remis le Premier Prix national pour la Paix, vous avez été lâchement agressée, grièvement blessée à la tête, hospitalisée d’urgence d’abord au Pakistan, ensuite au Royaume-Uni. Cette attaque barbare a été  dénoncée par le Président des États-Unis Barack Obama, le Secrétaire général des Nations Unies  Ban Ki-moon, par le Prix Nobel de la Paix l’Iranienne Shirin Ebadi, et a provoqué une sincère vague de protestation dans le monde indigné. Vous êtes devenue une icône de courage et d’espoir. Car le droit des jeunes filles à l’éducation et à la culture est une condition indispensable à l’émancipation  sociale, économique et politique et à la liberté de pensée des femmes.

 

Permettez-moi un aveu, chère Malala, à vous qui aimez lire et écrire. En entendant votre prénom, Malala, qui veut dire « éprouvée par le chagrin » dans la langue ourdoue, je pense à un grand écrivain français, Marcel Proust : il  nous a appris, chère Malala Yousafzai que « les idées sont des succédanés du chagrin ». Aujourd’hui, l’« éprouvée de chagrin » que vous êtes est une jeune fille célébrée et admirée par toutes les femmes  qui veulent étudier et être libres. Désormais, grâce à vous, Malala veut dire qu’il est possible de vaincre le chagrin pour la plus noble des idées, l’idée de liberté, source de courage et de joie.  Grâce à Malala,  l’idée de liberté est redevenue possible même sur des territoires où la barbarie sème encore le chagrin et le crime. Oui, l’idée de liberté qui succède au chagrin s’appelle aujourd’hui Malala.  Vous le dites, nous le disons à toutes les jeunes filles de la terre, pour toutes les femmes et tous les hommes qui soutiennent votre cause, qui vous soutiennent.

 

Quelques mots enfin,  pour vous rappeler, ainsi qu’à celles et ceux qui nous regardent et écoutent, quel est l’engagement du Prix Simone de Beauvoir.

 

 Créé à l’occasion du 100e anniversaire de la naissance de Simone de Beauvoir (1908-2008), le Prix « Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes » se propose de récompenser l’œuvre et l’action exceptionnelles de femmes et d’hommes qui, dans l’esprit de Simone de Beauvoir, contribuent à promouvoir la liberté des femmes dans le monde. Il est décerné annuellement par un Jury international d’une trentaine de  personnes : femmes et hommes, féministes, humanistes, écrivains, philosophes, artistes, universitaires.

 

Nous rappelons, par ce Prix,  que Simone de Beauvoir a ouvert une nouvelle étape, une véritable révolution anthropologique, dans la condition féminine, lorsqu’elle a écrit: « On ne naît pas femme : on le devient » ; « Comment, dans la condition féminine, peut s’accomplir un être humain ? Nous intéressant aux chances de l’individu, nous ne définirons pas ces chances en termes de bonheur, mais en termes de liberté» (Le Deuxième Sexe).

 

Nous considérons cependant  que divers obscurantismes continuent à exploiter la misère économique et les conflits politiques pour opprimer et persécuter tout particulièrement les femmes, en dépit et à l’encontre des avancées considérables obtenues grâce aux luttes des femmes, avec et après Simone de Beauvoir.

 

Dans ce contexte qui risque de s’aggraver sous le poids de la crise économique, financière et existentielle, nous nous inspirons de la pensée de l’écrivain philosophe, dont l’œuvre soutient encore aujourd’hui l’espoir de nombreuses femmes éprises de liberté, et la résistance au terrorisme économique, politique et religieux sous toutes ses formes et sur tous les continents :  une pensée que j’invite tous à lire et à relire : « La fin suprême que l’homme doit viser, c’est la liberté, seule capable de fonder la valeur de toute fin. La liberté ne sera jamais donnée, mais toujours à conquérir. » (Pour une morale de l’ambiguïté). « Nous sommes libres de transcender toute transcendance, nous pouvons toujours nous échapper « ailleurs », mais cet ailleurs est encore quelque part, au sein de notre condition humaine ; nous ne lui échappons jamais et nous n’avons aucun moyen de l’envisager du dehors pour la juger. Elle seule rend possible la parole. » (Pyrrhus et Cinéas) ; « Il n’y avait plus de Dieu pour m’aimer, mais je brûlerais dans des millions de cœurs. En écrivant une œuvre nourrie de mon histoire, je me créerai moi-même à neuf et je justifierais mon existence » (Mémoires d’une jeune fille rangée)

 

Je tenais à rappeler ces principes aujourd’hui, lorsque pour la première fois c’est une jeune fille qui est récompensée pour sa vigilance, son intelligence, son attachement à l’éducation et à la culture, sa soif de liberté.

 

Merci à votre père de se faire le messager de notre admiration et de nos vœux de bonne santé, avec l’espoir de vous voir très bientôt avec nous dans nos combats communs.

 

Julia Kristeva

9 janvier 2013