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Le Grand Rabbin Bernheim a aussi plagié la mémoire…
Par Éric Conan dans Marianne du vendredi 3 mai 2013 à 16:06
On ne sait ce que vont en penser les charitables personnes qui ont constitué un « Comité de soutien au Grand Rabbin Gilles Bernheim », convaincues de la « leçon pour chacun » que leur a offert le plagiaire au travers de « l’humilité, l’honnêteté et le repentir » qu’il a, selon elles, « courageusement et publiquement exprimés ».
Car il semble que Gilles Bernheim ait encore mobilisé avec trop de modestie son honnêteté et son repentir et que ce « mélange du vrai et du faux » que Paul Valéry estimait « plus faux que le faux » imprègne son étrange destin bien au-delà des deux mensonges qu’il a reconnus.
Il n’a jamais eu l’agrégation de philosophie qu’il laissait accroire et s’est servi de textes copiés chez de nombreux auteurs pour remplir les Quarante méditations juives (Stock) qu’il disait avoir écrites en se « levant à 4h30 du matin ». Plus grave, plus troublant, Marianne découvre aujourd’hui un plagiat massif concernant la période de l’Occupation et la mémoire de son père.
Dans un numéro spécial des Etudes du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France) de mars 2006 qui a pour thème « Des mots sur l’innommable. Réflexions sur la Shoah », Gilles Bernheim, signe, en conclusion, une réflexion sur Dieulefit, où son père a trouvé refuge sous Vichy. Ce village protestant de la Drôme a accueilli et protégé durant la dernière guerre quelque 2000 personnes (juifs, enfants et adultes, et résistants) dont aucune ne fut dénoncée ni arrêtée.
Son long texte sur le paysage de Dieulefit et l’âme de ses habitants est en fait le plagiat quasi intégral du poète gaullien Pierre Emmanuel, auteur de Jours de Colère, résistant caché à Dieulefit, collaborateur de Témoignage chrétien et d’Esprit et qui deviendra Académicien français (il démissionnera pour protester contre l'élection de Félicien Marceau, dont il dénonçait l'attitude sous l’Occupation).
Le choix de ce texte très beau et très puissant témoigne une fois de plus d’un jugement très sûr de la part de Gilles Bernheim. Il l’a d’ailleurs respecté avec une grande attention, se contentant de supprimer toutes les allusions aux communistes et d’y loger son père à la place de Pierre Emmanuel quand celui-ci parle à la première personne.
Ci-dessous, le texte signé Gilles Bernheim paru dans Les Études du CRIF de mars 2006 : « Des mots sur l’innommable. Réflexions sur la Shoah »
(en italiques, le texte emprunté à Pierre Emmanuel ; en gras, les ajouts ou modifications de Gilles Bernheim ; en rayé, le texte originel de Pierre Emmanuel modifié ou supprimé par Gilles Bernheim)
« Peut-on passer de l’évocation de la détresse à celle d’un apaisement, d’une confiance ? La luminosité d’un nom peut-elle succéder à l’évocation des ténèbres ? Peut-être. C’est pourquoi je ne pourrais achever cette étude sans évoquer Cet admirable village français, dont le nom est à lui seul une promesse, et qui fut, dans l’extrême division des consciences, une image de l’unité de la patrie : j’ai nommé Dieulefit, dans la Drôme. J’y vins en juillet 1940 : Pierre Jean Jouve le poète s’y était installé ; je me proposais de passer quelques jours auprès de lui ; je devais rester y rester quatre ans, ne quittant Dieulefit que pour de brefs voyages, à Lyon, Avignon ou Paris). Mon père - accompagné de sa famille - y vint en juillet 1943 ; il se proposait d’y passer quelques jours ; il devait y rester plusieurs mois, ne quittant Dieulefit que pour de brefs voyages à Grenoble, Annecy ou Avignon.
C’est, à trente kilomètres du Rhône, un gros bourg qui s’accroche à la terre aride, tout entouré de monts en éventail. Ni Dauphiné, ni Provence : un paysage en cul-de-sac, fermé par le trapèze du Miélandre, croupe de bête puissante, derrière laquelle se lèvent les grands soleils d’été.
Si rude que soit le sol, il est partout à la mesure de l’homme : l’air est net, la lumière concise ; aucun détail n’échappe à l’œil, tout est en vue. Peu d’ombre, des arbres robustes, mais tassés dans l’effort de surgir ; l’olivier est plus bas, à vingt kilomètres, mais le châtaignier n’est pas moins tourmenté, ni le chêne trapu des montagnes. Dans la perspective, parfois, une haie de peupliers, dont le jet surprend, approfondit derrière elle l’espace.
Le vent ne cesse jamais : il faut s’y faire non sans peine ; mais il est d’essence lumineuse, la vigueur des lignes en est accusée. Ici se vérifie, sur le mode le plus austère, la loi du paysage français : une rigueur, mais presque musicale ; un magistère de l’esprit, mais la flexion harmonieuse du cœur. Terre de sensibilité profonde et pudique, pénétrée loin par la conscience, méditée, retenue longtemps, jusqu’à ne plus se distinguer de l’esprit.
Peut-être n’est-il pas sans importance, pour le paysage même, que Dieulefit soit protestant. Sur les hauteurs environnantes subsistent encore des déserts, sortes de cirques naturels, majestueusement assis dans les arbres, loin des routes, près de Dieu : poursuivis par les dragons du Roi, les Réformés, avec un instinct biblique de la grandeur, se choisirent ces hauts lieux pour temples ; la Bible et le paysage y sont en accord.
Des générations traquées se sont adossées à cette impasse où la vallée se refermait : elles s’y sont fortifiées ; ont fait front ; ne se sont jamais soumises ; comme cette héroïne protestante, elles ont gravé sur la montagne un mot : « Résister ». Le souvenir des persécutions ne s’est point effacé des mémoires calvinistes : aujourd’hui, comme au temps des dragonnades, le cœur protestant est du côté du proscrit.
Dieulefit le montra bien, qui fut un lieu d’asile et de réconciliation. De ses deux mille habitants, la moitié la plus instable est catholique : signe de division, comme le génie français en a souffert tant d’exemples. Mais ici, surmontée, presque insensible, et qui stimule sans déchirer. Quand un groupe humain a su triompher d’une division radicale sans ruiner sa diversité, son sens de l’universel sort grandi de cette épreuve : ses différences, qui semblaient jadis inconciliables, ont trouvé leur fond commun de vérité ; elles reflètent l’ensemble sous l’aspect, sans en trahir l’unité vivante.
Unité sans égoïsme, tout le contraire du statu quo : saluant l’universel où qu’il se trouve, et le reconnaissant comme sien. À Dieulefit, nul n’est étranger : celui qui va débarquer tout à l’heure, rompu par un affreux trajet d’autobus, affamé, poursuivi peut-être, et qui vit dans la terreur des regards braqués sur lui, qu’il se rassure, la paix enfin va l’accueillir, il se trouvera parmi les siens, chez lui, car il est le prochain pour qui toujours la table est mise.
Le village vit doubler sa population pendant la guerre, sans cesser d’être homogène, sans perdre son identité. Et je ne parle pas des milliers de réfugiés de toute sorte qui passaient, s’asseyaient un instant, rompaient le pain avec leurs frères, et repartaient avec la certitude qu’ici du moins ils étaient aimés. Dans le tourbillon d’un exode qui, pour beaucoup, dura quatre années, ceux-là qui sentaient sous leur pas se dérober toute la terre, qui n’avaient plus ni bien, ni patrie, croyaient rêver qu’ils prenaient pied sur le sol ferme.
Ils mettaient des semaines à rééduquer leur liberté, à s’adapter aux visages de bon aloi qui se donnaient à eux d’avance. Mais, tôt ou tard, ils cédaient au bien-être, se détendaient. Leur hostilité de parias s’effaçait, ils s’accordaient à l’ambiance fraternelle, devenaient des visages quotidiens. J’ai vécu dix ans au pays natal et tout l’été dix années encore : mais Dieulefit est ma petite patrie. Mon père n’y a vécu que quelques mois, mais Dieulefit est restée sa petite patrie. Je suis sûr de n’être Je suis sûr qu’il n’était point le seul à penser de la sorte, parmi les centaines d’errants que ce village adopta. Les uns fuyant des quatre coins de l’Europe, Alsaciens, Belges, Polonais, Allemands ; d’autres, Américains ou Anglais, trapped, pris au piège, et sous la menace des camps ; des repris de justice (celle de Vichy) qui préféraient la savoir à distance ; des gens qui avaient un passé, hypothèque bien regrettable en un temps où les dénonciateurs patentés n’arrêtaient pas de racler leurs souvenirs ; des Juifs enfin, quelques-uns français, la plupart on ne savait d’où, par centaines, si terrorisés qu’on lisait leur identité dans leurs yeux.
Mais autour d’eux, chacun se refusait de le voir, pour ne pas humilier leur détresse. En tout, près de deux mille nouveaux venus. Presque tous, quand ils n’avaient déjà de faux papiers, en recevaient tout un jeu, par les soins d’une femme admirable, secrétaire de la mairie.
Cet indice matériel montre bien la force d’assimilation du village ; ou plutôt, son pouvoir unifiant. Dieulefit, pendant ces années de guerre, illustra consciemment la leçon de l’Épître aux Galates : « Il n’y a ni Juifs ni Grecs », il n’y a que des hommes sous le regard de Dieu ; une seule définition de l’homme, et qu’il faut défendre partout, en tout homme où elle est menacée. Je ne sais si mon voisin, l'électricien communiste, ou Mlle Marie, la vieille couturière protestante qui venait ravauder notre linge, auraient pu formuler cette définition: mais le pourrais-je moi même ? Quand Mme Peyrol qui ne décolérait pas contre son poste, qu'elle débranchait parfois, de rage, pour le rebrancher aussitôt, s'écriait avec son accent du midi « Tous les hommes sont des hommes quand même », cette simple équation se suffisait: À est A, et ne sera jamais non-A. Nous sommes La France est un vieux peuple, qui sait depuis longtemps ce qu’est l’homme, depuis si longtemps, en vérité, que ce savoir est tout instinctif. Il passe les mots, il est prompt, plus que l’esprit lui-même. Il ne se trompe jamais.
Cette évidence de l’instinct est l’apanage singulier des plus pauvres : il ne leur vient jamais à l’esprit (et pour cause) de se juger en fonction de leurs biens. Ils n’en sont que plus exercés par le sens nu de la valeur, à saisir l’homme sous l’écorce. L’âme des habitants de Dieulefit était nette comme le paysage alentour : tendre et dure, se dessinant en lignes simples, mais dont la courbe sait moduler toutes les nuances du cœur. Ils ne savaient pas vivre dans la confusion.
Cette inaptitude au mensonge fut l’un des traits dominants du peuple de ces hommes et singulièrement de ceux qui créditent les autres d’une franchise égale à la leur. Lorsqu’on les trompe ou qu’ils se sentent trompés, ils ne supportent pas l’imposture : non qu’elle les blesse, mais elle atteint l’homme en eux.
Dès juillet 1940, les trois quarts des habitants de Dieulefit avaient décelé le mensonge : rien, désormais, n’entamerait le jugement qu’ils avaient une fois porté sur lui. Rien ne pourrait les empêcher de témoigner clairement que le vrai n’a qu’un visage. Ils étaient protestants, nourris d’une Parole qui n’accepte aucun compromis ; même un communiste, s’il est de souche réformée, retrouve naturellement les accents impérieux de la Bible ; l’homme communiste ne sort point ex-abrupto de la seule idéologie.
Ce petit peuple, fier de sa constance, ne s’est jamais démenti : il fut l’image de la communauté française, de l’univers français. Il accomplit cette catharsis dont l’opération devait préserver notre pays de la désintégration morale. Mais, par une grâce dont il fut peu d’exemples en ce temps où l’horreur confondait la pensée, Dieulefit, sans cesser de participer à la souffrance du monde, resta dans la lumière et la joie. Ce paradoxe est la vertu des grandes âmes, au terme d'un long effort d'intégration qui n'a rien refusé, fut-ce le mal absolu: ici l'intégration se faisait d'instinct, la vie se mobilisait tout entière, sans balancer le pour et le contre, sans s'étonner autrement du mal. Ce qui prouve que la santé vitale rejoint l'équilibre spirituel le plus haut. »
Pierre Emmanuel Gilles Bernheim