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Le Crif bénéficie régulièrement de l’expertise et des contributions, analyses et articles de nombreux chercheurs et intellectuels sur les nouvelles formes d’antisémitisme, l’antisionisme, la délégitimation d’Israël, le racisme et les discriminations, les risques et enjeux géopolitiques et le terrorisme, notamment.
Le Crif organise régulièrement des déjeuners avec des intellectuels et/ou des formations internes et externes sur ces sujets. Le Crif participe également à des colloques, en partenariat avec des institutions et des intellectuels de premier plan, Par ailleurs, des intellectuels prestigieux sont invités par l’association des amis du Crif.
L’institution produit également des documents dans le cadre de sa newsletter, de la revue Les Études du Crif, sur son site internet et sur les réseaux sociaux, en publiant régulièrement les analyses et les points de vue d’intellectuels. Des entretiens sont publiés également sur le site. Pour la collection des Études du Crif, plus de 130 intellectuels ont publié des textes.
C’est à cet effet, que nous avons demandé à plusieurs intellectuels de bien vouloir contribuer à notre revue annuelle.
Si les textes publiés ici engagent la responsabilité de leurs auteurs, ils permettent de débattre et de comprendre de phénomènes complexes (laïcité, mémoire, antisémitisme et racisme, identité…).
A cet effet, nous republierons tous les vendredis et pendant quelques semaines, une contribution publiée dans la Revue annuelle 2019, du Crif.
Le Crif remercie les contributeurs de cette revue d’enrichir ainsi notre réflexion.
Marc Knobel, Directeur des Etudes au Crif
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La fusillade de Pittsburgh
André Kaspi, Historien
La nouvelle a provoqué un profond traumatisme. Le samedi 27 octobre 2018, à 9 heures 45, Robert Bowers pénètre dans la synagogue Tree of Life de Pittsburgh. Il est armé d’un fusil semi-automatique et de deux pistolets. Il tire sur les fidèles. Onze morts, des blessés, y compris parmi les forces de l’ordre qui sont intervenues quelques minutes après le début de la fusillade. L’émotion est intense dans la communauté juive aux Etats-Unis, en Israël et dans le reste du monde. Les dirigeants des démocraties expriment leur sympathie. Jamais jusqu’alors, les Juifs américains n’avaient affronté un drame de cette ampleur. Des images envahissent les mémoires : la Nuit de Cristal dans l’Allemagne nazie de 1938, les pogromes, la shoah. Et des questions. Dans un pays qui fut, et demeure malgré tout accueillant et bienveillant pour les Juifs, comment expliquer cette violence ? Les Etats-Unis succombent-ils aux influences criminelles qui ensanglantent le reste du monde ? Est-ce la fin d’une époque ?
Les mots ont leur importance. Bowers n’a pas choisi sa cible au hasard. Il le dit et l’écrit. « Tous les Juifs doivent mourir », a-t-il promis. Sur son site Internet, il laisse éclater sa haine : « Je ne veux pas laisser faire et regarder mon peuple se faire massacrer. Merde à votre vision. J’y vais ». Les Juifs menacent l’intégrité de la nation américaine. « Le HIAS aime faire entrer des intrus qui tuent notre peuple. […] Ouvrez les yeux ! Ce sont les sales diaboliques qui font entrer les sales diaboliques musulmans dans notre pays ». Sans doute Bowers est-il un déséquilibré, un esprit obsessionnel, un criminel qui pense remplir une mission. Mais cet antisémitisme d’une violence extrême, on le retrouve au sein d’une mouvance, heureusement minoritaire, qui exalte la suprématie blanche, prépare -les armes à la main- la défense d’une société aryenne, s’entraîne à combattre les communistes, les homosexuels, les noirs, les Juifs, les musulmans, les catholiques qui passent pour d’affreux papistes. Ce sont des « survivalistes », des membres du Ku Klux Klan, des adeptes de la Milice du Montana ou du Michigan, de l’Identité chrétienne, des partis nazis, qui, tous, se réclament de la liberté d’opinion, inscrite dans le premier amendement à la Constitution. Des soutiens de Donald Trump ? Pas vraiment. Bowers déteste le président, « entouré de youpins », un mondialiste qui n’est pas vraiment un nationaliste.
L’antisémitisme, on le découvre aussi sous d’autres formes dans la communauté noire. Oubliées, les années soixante, quand les Juifs participaient activement à la défense des droits civiques et défilaient, bras dessus bras dessous, avec Martin Luther King, quand de jeunes idéalistes parcouraient, à leurs risques et périls, les Etats du Sud pour mettre fin à la discrimination raciale. La Nation of Islam, qui rassemble les musulmans noirs disciples de Louis Farrakhan, n’a pas disparu dans les profondeurs de l’histoire. En 1995, elle organise la Marche du Million avec pour objectif de mettre en lumière la misère des noirs, les agressions et le mépris qu’ils subissent de la part de la société blanche, l’exploitation économique que les Juifs leur imposent. Bien entendu, la Nation of Islam dénonce le mensonge de la shoah, prend fait et cause pour la cause palestinienne, accuse Israël de tous les maux. Son idéologie antisémite imprègne une partie, importante, de la communauté noire.
Sur les campus universitaires, l’antisémitisme revêt les habits de l’antisionisme. Il y a là de quoi surprendre. Les universités américaines sont aujourd’hui largement ouvertes aux étudiants et aux enseignants juifs. Il n’empêche que, sous le prétexte de ne rien interdire, elles n’hésitent pas à inviter des négationnistes qui viennent soutenir que la shoah n’a jamais eu lieu ou qu’elle n’a pas engendré les tragédies que décrivent les historiens (juifs ou non). Des universitaires et des étudiants réclament, sans l’obtenir, le boycott de toutes les relations économiques, financières et politiques avec l’Etat d’Israël. Des associations noires diffusent les idées de la Nation of Islam et font croire que l’esclavage des Africains a profité aux Juifs, que les Juifs règnent sur le monde politique, économique et financier, qu’ils exploitent les minorités raciales et ethniques, qu’ils sont les suppôts d’un capitalisme sans foi ni lois. Cet antisémitisme est particulièrement dangereux, car il imprègne de jeunes esprits et laissera des traces profondes. Il revêt une ampleur proportionnelle à l’influence des transmissions informatiques et des réseaux sociaux.
Inutile de le dissimuler. Aux Etats-Unis, comme en Europe, les actes antisémites sont beaucoup plus nombreux aujourd’hui qu’ils ne l’étaient dans un passé récent. Les Juifs américains ont raison de s’inquiéter. Et leurs compatriotes, quelle que soit leur religion, quelles que soient leurs origines, doivent affronter les menaces que font peser l’intolérance et l’extrémisme.
Reste une question : le massacre de Pittsburgh est-il un attentat, soigneusement préparé, exécuté sur ordre des survivalistes ou d’un groupe extrémiste ? Ne serait-il pas plutôt une fusillade comme il s’en produit, surtout depuis une vingtaine d’années, l’acte criminel d’un individu isolé, d’un psychopathe qui imite d’autres assassins ? La liste est longue de ces fusillades qui, chaque année, endeuillent les Etats-Unis. On peut remonter à 1966, lorsqu’un tireur isolé a fait 14 morts et 32 blessés sur le campus de l’université du Texas. En 1999, dans le lycée Columbine (à Littleton, Colorado), deux jeunes garçons ont tué 13 de leurs camarades. Treize ans plus tard, dans une petite ville du Connecticut, Adam Lanza exécute 21 enfants d’une école élémentaire et 6 de leurs enseignants. Et n’oublions pas les 32 morts de Virginia Tech en 2007, les 14 morts de San Bernardino, les 49 morts du night-club d’Orlando, les 59 morts de Las Vegas, les 17 morts du lycée de Parkland en Floride. Une véritable épidémie qui n’a pas pris fin, qui fera d’autres victimes. Les établissements d’enseignement sont visés. Les lieux de culte aussi, comme l’église baptiste de Charleston (9 morts, le 18 juin 2015), une autre église baptiste à Sutherland Springs (Texas) où 26 fidèles ont été tués le 5 novembre 2017.
De là, deux questions que les Américains ne parviennent pas à résoudre. Faut-il contrôler plus sévèrement l’achat des armes à feu, particulièrement des armes semi-automatiques (fusils et pistolets) et, dans ce cas, empiéter sur les droits constitutionnels des Américains ? Faut-il protéger d’une autre manière les écoles, les lieux de culte, les emplacements publics, là où le port des armes est généralement interdit ? Si Robert Bowers n’avait pas eu entre les mains son fusil et ses pistolets, il n’aurait pas pu commettre son crime. Si l’un des fidèles avait interdit l’accès de la synagogue, s’il avait riposté aux tirs de l’assaillant, la fusillade aurait peut-être été évitée. Voilà les hypothèses que l’on peut formuler. C’est un débat qui touche aux fondements de la société américaine, qui divise profondément l’opinion et ne laisse personne indifférent aux Etats-Unis comme ailleurs.
La conclusion est évidente. Oui, la fusillade de Pittsburgh résulte de l’antisémitisme d’un extrémiste à la dérive. Mais elle n’est pas seulement une agression antisémite. Elle interroge les Américains sur ce qu’ils sont, sur les valeurs qu’ils défendent, sur la société qu’ils souhaitent.
Cet article a été rédigé pour la revue annuelle 2019 du Crif.
Nous remercions son auteur.