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Publié le 21 Juillet 2020

Revue annuelle du Crif 2020 - A quoi doit servir l’histoire de la Shoah ? par Iannis Roder

Le Crif bénéficie régulièrement de l’expertise et des contributions, analyses et articles de nombreux chercheurs.euses et intellectuel.les sur les nouvelles formes d’antisémitisme, la délégitimation d’Israël, le racisme et les discriminations, ou encore sur les enjeux géopolitiques et le terrorisme. Dans les semaines à venir, vous aurez le loisir de découvrir ces contributions pour la Revue annuelle du Crif 2020 ! Bonne lecture !

Le Crif bénéficie régulièrement de l’expertise et des contributions, analyses et articles de nombreux chercheurs.euses et intellectuel.eles sur les nouvelles formes d’antisémitisme, l’antisionisme, la délégitimation d’Israël, le racisme et les discriminations, les risques et enjeux géopolitiques et le terrorisme, notamment.

L’institution produit également des documents dans le cadre de sa newsletter, de la revue Les Études du Crif, sur son site Internet et sur les réseaux sociaux, en publiant régulièrement les analyses et les points de vue d’intellectuels. Des entretiens sont publiés également sur le site. Pour la collection des Études du Crif, plus de 130 intellectuels ont publié des textes.

Chaque année, nous demandons à plusieurs intellectuel.les de bien vouloir contribuer à notre revue annuelle.

Si les textes publiés ici engagent la responsabilité de leurs auteur.es, ils permettent de débattre et de comprendre de phénomènes complexes (laïcité, mémoire, antisémitisme et racisme, identité…).

Dans les semaines à venir, vous aurez le loisir de découvrir ces contributions ! Bonne lecture !

 

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A quoi doit servir l’histoire de la Shoah ? par Iannis Roder

Iannis Roder est professeur d'histoire-géographie et Responsable de la formation au Mémorial de la Shoah.

Si les commémorations de la Shoah sont nécessaires et si le souvenir de ce crime sans précédent dans l’histoire doit être rappelé, le présent témoigne du fait qu’ils n’ont empêché ni le retour de l’antisémitisme en France ni le déchaînement de la violence politique sur notre sol.
 
Alors à quoi bon se souvenir de ce que fut la Shoah si la haine s’exprime à nouveau et de manière décomplexée ? A quoi bon rappeler la souffrance et les victimes si des juifs sont à nouveau visés et assassinés comme tels ? La mémoire de la Shoah n’était-elle pas sans cesse brandie dans la lutte contre la résurgence de la haine ? Ne s’était-elle pas vue confier pour mission d’édifier un rempart contre le retour des « heures les plus sombres de notre histoire » ? De fait, jamais le crime contre les juifs n’a été aussi présent qu’aujourd’hui dans les représentations, jamais, dans les médias, le génocide des juifs n’a été si souvent évoqué et jamais les enseignants n’ont autant enseigné cette histoire. Et pourtant…, jamais l’antisémitisme ne s’était exprimé si violemment depuis la Seconde Guerre mondiale. Alors où est le problème ? Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ?
 
Depuis trente ans, le souvenir de la Shoah est régulièrement ravivé. On y évoque les victimes et la souffrance, dans une légitime émotion. On convoque le « devoir de mémoire » sans souvent s’interroger sur sa signification même qui s’avère pourtant problématique car au-delà d’être une injonction culpabilisatrice, celui-ci relève en effet d’une dimension moralisatrice et surtout, il ne nous apprend rien. A tel point que sa mise en exergue a pu participer à l’émergence de concurrences mémorielles et victimaires tant cette approche, notamment par le monde politique, a pu donner l’impression que la victime était seule digne de reconnaissance historique et sociale.
 
Nous pourrions alors nous interroger sur la nécessité de continuer à parler du génocide des juifs si se souvenir n’empêche pas l’antisémitisme et si évoquer les victimes provoque des réactions malsaines. Néanmoins, il demeure urgent et nécessaire de parler de la Shoah, il demeure urgent de l’aborder, encore et toujours, mais en quittant le champ moral pour investir celui du politique car la Shoah est d’abord un évènement politique et doit nous permettre de lire les évènements du présent en sortant des approximations, des confusions et des amalgames.
 
Sans oublier les victimes, il faut connaître l’histoire de ceux qui ont été les moteurs du crime, ceux qui ont agi pour mettre en oeuvre leur vision du monde et mettre en actes leurs conceptions politiques. Connaître l’idéologie des assassins nazis doit aider à construire une grille de lecture des discours radicaux, d’hier et d’aujourd’hui car, bien que les idéologies soient distinctes, les assassins qui passent à l’acte, quelles que soient les croyances et les époques, usent des mêmes ressorts intellectuels. L’appréhension de la force qui anime les certitudes politiques et idéologiques des acteurs des différents crimes de masse à travers l’histoire doit rendre possible la mise en perspective de ce à quoi nous sommes aujourd’hui confrontés : les propos islamistes radicaux ou suprémacistes. L’histoire de la Shoah doit nous permettre d’identifier ce qui ressort de ces discours : les dimensions eschatologique, obsidionale et antisémite.
 
Les évènements passés, au-delà du génocide des juifs, nous offrent ainsi autant d’éléments de réflexion et de comparaison. Les assassins des guerres de religion en France qui passèrent à l’acte dans une violence paroxystique bien décrite par les historiens 1 étaient ainsi animés de visions eschatologiques et paranoïaques que l’on retrouve dans les images des assassins de Daesh traînant des corps démembrés et défigurés derrière de grosses cylindrées, le sourire aux lèvres, convaincus de faire le bien et de participer à l’éradication du mal. Ces mêmes conceptions se retrouvent dans les processus génocidaires mis en place par le pouvoir ottoman à l’encontre des Arméniens de son empire ou par le Hutupower ciblant les Tutsi du Rwanda. Arméniens et Tutsi étaient ainsi les ennemis désignés, ceux qui représentaient la menace dont il fallait absolument se débarrasser pour survivre. Le nazisme, quant à lui, concentrait les trois éléments présents dans l’islamisme radical et le suprémacisme : paranoïa, eschatologie, antisémitisme. Que ce soit chez les nazis, les djihadistes ou les suprémacistes anglo-saxons, le passage à l’acte est, de fait, toujours défensif et dans leurs imaginaires, les juifs sont toujours les agresseurs et les responsables de la destruction de leur monde. C’est par réaction, par peur, par angoisse de disparition, que l’entreprise nazie devint génocidaire dans un contexte de guerre ; la politique de « Solution finale de la question juive » fut imaginée et mise en oeuvre comme geste défensif qui, seul, permettrait l’avènement du « Reich de Mille ans » et de « l’utopie » nazie 2. C’est par angoisse de destruction et de disparition que les assassins tirèrent sur leurs victimes, à Pittsburgh ou au Bataclan ou ailleurs. Il faut expliquer la signification profonde de tels actes et en proposer une lecture historique et politique.
Il faut écouter et décrypter les discours. Les représentations qui mènent à la violence utopique et eschatologique sont donc à analyser à l’aune des évènements historiques qui permettent de donner une profondeur aux actes et propos des nouveaux « Guerriers de dieu ». Ils nous permettent de mieux saisir leurs ressorts psychologiques, intellectuels et politiques.
 
La Shoah est un évènement sans précédent dans l’histoire car jamais un Etat n’a mis en oeuvre une politique qui visait à la disparition totale d’un peuple de la surface de la Terre. Mais le processus politique et intellectuel qui fut à l’oeuvre dans cet épisode historique présente d’évidentes analogies avec d’autres crimes. Le génocide des juifs, à la condition d’en faire un objet politique, nous offre des clefs essentielles pour la lecture du présent. C’est à cela que doit aussi servir l’histoire de la Shoah.
 
1. Voir Denis Crouzet, Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des guerres de religion. Vers 1525 – vers 1610, Champ Vallon, 2005.
2. Voir Christian Ingrao, Croire et détruire. Les intellectuels de la SS, Fayard, 2010 et La Promesse de l’Est, Seuil, 2016.

 

Cet article a été rédigé pour la revue annuelle du Crif.

Nous remercions son auteur.