Par Marc Knobel
Le 12 juillet 1906, la Cour de cassation, toutes chambres réunies, annule sans renvoi le jugement rendu à Rennes en 1899 contre Alfred Dreyfus et prononce « l'arrêt de réhabilitation du capitaine Dreyfus ».
Retour rapide sur sa réhabilitation.
Du jugement de 1894 au Conseil de guerre de Rennes, en 1899
Le 3 juin 1899, la Cour de cassation annule le jugement rendu le 28 décembre 1894 contre Alfred Dreyfus, et le renvoie devant le Conseil de guerre de Rennes, pour être jugé sur la question suivante : « Dreyfus est-il coupable d’avoir, en 1894, pratiqué des machinations ou entretenu des intelligences avec une puissance étrangère, ou un de ses agents, pour l’engager à commettre des hostilités, ou entreprendre la guerre contre la France, ou pour lui en procurer les moyens, en lui livrant des notes et documents mentionnés dans le bordereau sus-énoncé ? »
Devant le Conseil de guerre de Rennes, le 7 août 1899, s’ouvre le procès en révision de Dreyfus. Le Conseil de Guerre est présidé par le colonel Jouaust et les autres juges sont le lieutenant-colonel Brongniart, les commandants de Bréon, et Merle, les capitaines Parfait et Beauvais. Le commandant Carrière, commissaire du gouvernement affronte les avocats de Dreyfus : Labori et Demange. 100 officiers, 20 civils sont cités comme témoins. Le public comprend en grand nombre des journalistes étrangers, des prêtres, et surtout des femmes. Après délibération, Dreyfus est condamné le 9 septembre 1899, à dix ans de détention avec les circonstances atténuantes, à la majorité de cinq voix contre deux.
Cette décision incroyable suscite les commentaires les plus passionnés : « Il est extraordinaire » dit Jean Jaurès, « et sans précédent que l’arrêt qui attribue au Commandant (Marie Charles Ferdinand Walsin) Esterhazy le bordereau sur lequel en 1894, Dreyfus a été condamné n’ait pas trouvé dans l’organe du Ministère public à Rennes le défenseur qui était dû à la Cour de cassation. A aucun moment, il n’a été question de la culpabilité d’Esterhazy ; Dreyfus seul, comme en 1894, comme si rien ne c’était passé depuis, avait été mis en cause, et de façon telle qu’il ne pouvait pas être défendu. » Dès que le verdict fut connu, l’indignation s’étale au grand jour : des manifestations ont lieu dans une vingtaine de capitales étrangères.
Le gouvernement sort de son inaction et le président du Conseil Waldeck-Rousseau propose de gracier Dreyfus, le 19 septembre 1899. Alfred Dreyfus est donc gracié par le président de la République, qui signe son pourvoi en révision.
Clemenceau s’en indigne. Mais Joseph Reinach, Bernard Lazare soutiennent avec Mathieu Dreyfus que seule la grâce peut mettre un terme aux souffrances de Dreyfus. Mathieu (le frère de Dreyfus) part pour Rennes et parvient à le convaincre. Alfred Dreyfus signe le retrait de son recours. Le lendemain de la proclamation de la grâce, Dreyfus fait publier ce texte que Jaurès a rédigé :
« Le gouvernement de la République me rend la liberté. Elle n’est rien pour moi sans l’honneur. Dès aujourd’hui, je vais continuer à poursuivre la réhabilitation de l’effroyable erreur judiciaire dont je suis encore la victime. Je veux que la France entière sache, par un jugement définitif, que je suis innocent. Mon cœur ne sera apaisé que lorsqu’il n’y aura plus un seul Français qui m’impute un crime qu’un autre a commis. »
Dreyfus est libre et les dreyfusards divisés, raconte Michel Drouin dans son Dictionnaire de l’Affaire Dreyfus (Flammarion, 2006). Certains se taisent, devant le devoir d’humanité ; d’autres comme Maître Labori (l’avocat de Dreyfus), en resteront toujours mécontents, vexés.
Dès lors, l’opinion se désintéresse de l’Affaire : Dreyfus était redevenu un cas (et non une affaire). Il n’était d’ailleurs pas question de chercher à découvrir les vrais coupables : pour tous, la règle était l’amnistie.
La réhabilitation de Dreyfus
Le 5 mars 1904, à la suite de la découverte d’autres faux introduits dans le dossier secret constitué contre le capitaine Alfred Dreyfus, à Rennes (1), la Cour de cassation déclare recevable la nouvelle demande en révision et ordonne un supplément d’enquête. Pendant cinq mois, la Cour recueille tous les témoignages : les généraux Gonse, Mercier, Boisdeffre, Billot et Guignet, ainsi que les témoignages de Charles Mercier du Paty de Clam, de Jean Casimir-Perier (président de la République en 1894 – 1895), de Gabriel Hanotaux (ministre des Affaires étrangères (de 1894 à 1898)…
Au printemps de l’année 1905, le procureur général Baudoin dépose son réquisitoire. La Cour de cassation peut casser le jugement de Rennes et renvoie Dreyfus devant un troisième Conseil de guerre. L’avocat de Dreyfus, Maître Mornard fait savoir à son client, que la Cour de cassation a le pouvoir légal de casser le jugement sans renvoi. Même si Alfred Dreyfus ne craint pas de comparaître devant un troisième Conseil de guerre, il est préférable que la cassation sans renvoi s’impose. Mornard explique à Dreyfus qu’il plaiderait donc en ce sens. Quant au procureur général, Baudoin demande l’annulation du jugement, sans renvoi, pour mettre fin à une erreur judiciaire.
Les débats solennels de la Cour de cassation ont lieu en juin 1906, pendant le gouvernement Sarrien. Le jour de l’arrêt, les conseillers proclament l’innocence de Dreyfus. Ils ne se sont divisés que sur la question du renvoi. Par 31 voix contre 18, ils se prononcent sur la cassation du jugement de Rennes, sans aucun autre renvoi. Le 12 juillet le Président Ballot-Beaupré lut l’arrêt de la Cour :
« Attendu, en dernière analyse, que, de l’accusation portée contre Dreyfus, rien ne reste debout ;
Et que l’annulation du jugement du Conseil de guerre ne laisse rien subsister qui puisse, à sa charge, être qualifié crime ou délit :
Attendu, dès lors, que, par application du paragraphe final de l’article 445, aucun renvoi ne doit être prononcé ;
Par ces motifs :
Annule le jugement du Conseil de guerre de Rennes qui, le 9 septembre 1899, a condamné Dreyfus à dix ans de réclusion et à la dégradation militaire, par application des articles 76 et 463 du code pénal et 1er de la loi du 8 juin 1850.
Dit que c’est par erreur et à tort que cette condamnation a été prononcée ;
Donne acte à Dreyfus de ce qu’il déclare renoncer à demander l’indemnité pécuniaire que l’article 446 du code d’instruction criminelle permettait de lui allouer »
L’arrêt est publié au Journal officiel du 16 juillet 1906.
Le 13 juillet 1906, le ministère de la Guerre dépose deux projets :
- Réhabilitation d’Alfred Dreyfus avec le grade de commandant.
- Réintégration de Marie Georges Picquart, dans l’armée, avec le grade de général.
Par plus de 400 voix de majorité, les projets relatifs à Dreyfus et à Picquart sont votés par la Chambre des députés (2ème séance du 13 juillet 1906) :
Scrutin numéro 52, sur le projet de loi concernant la réintégration dans les cadres de l’armée du Capitaine Dreyfus, avec le grade de Chef d’escadron :
Nombre de votants : 464
Pour l’adoption : 432
Contre : 32
Scrutin numéro 53, sur le projet concernant la réintégration du lieutenant-colonel Picquart dans les cadres de l’armée avec le grade de général de brigade :
Nombre de votants : 475
Pour l’adoption : 449
Contre : 26
Au Sénat, la réintégration de Dreyfus est votée par 182 voix contre 30 et celle de Picquart, par 184 voix et 26 contre.
Le 22 juillet 1906, le commandant Alfred Dreyfus reçoit la Légion d’Honneur, à l’Ecole militaire.
Dans une cour voisine, douze ans auparavant, lors de sa dégradation, le 5 janvier 1895, la foule haineuse hurlait… « Mort aux Juifs ! »
Voir sur le sujet :
Philippe Oriol, L'histoire de l'Affaire Dreyfus. De 1894 à nos jours ? Les belles lettres, en deux coffrets.
Voir également :
Marc Knobel, « Il y a toujours des antidreyfusards », L’Histoire, n°173, janvier 1994, pp. 116-118 et Marc Knobel, Lendemains - Vergleichende Frankreichforschung, Les derniers antidreyfusards ou l’antidreyfusisme de 1906 à nos jours, tome 77, 1995, pp. 20-29.