- English
- Français
Haïfa est en Israël un incontestable symbole, celui de la coexistence pacifique entre juifs et arabes ; du dialogue et du respect mutuel, dans une région du monde ou ce symbole-là justement manque tant.
Une femme a choisi la cible : un restaurant tenu par des arabes et des juifs, fréquentés par des juifs et des arabes, ou les uns et les autres, ne se distinguent pas, mangent côte à côte, se parlent, se sourient, s’ignorent. Peu importe ; les uns sont avec les autres et à côté des autres. « L’opération de martyrs a visé un rassemblement de sionistes » rugissent les brigades Al-Qods, la branche militaire du Jihad, quelques heures après l’attentat.
La kamikaze, Hanadi Tayssir Djaradat, était - nous dit-on - appelée à devenir l’un des cadres de la société palestinienne. La presse a publié une première photographie de la jeune diplômée. Elle est belle, il est vrai. Du rouge cinglant aux lèvres, un magnifique sourire, un visage d’ange. Une autre photographie a été publiée par la suite, d’une même et pourtant d’une autre femme, entièrement voilée, enveloppée d’une sorte de ceinture, dictant machinalement sa hargne, sa logorrhée violente et haineuse, méticuleusement monstrueuse.
Il a été expliqué que cette femme de 29 ans avait perdu son frère et son cousin lors d’une incursion de Tsahal et qu’elle avait souffert infiniment. Si personne ne doute de la souffrance que représente la mort d’êtres chers, doit-on pour autant sacrifier sa vie dans un rituel de sang et de boue ? De là à vouloir expliquer son geste, si ce n’est à excuser les motifs de son crime, il n’y a qu’un pas que de maigres commentateurs franchissent trop allégrement. Personne, jamais, ô grand jamais n’est appelé à sanctifier le sacrifice de soi et la mort des autres pour venger une autre mort. Expliquer c’est déjà oublié. Expliquer, c’est déjà pardonner et tenter d’expliquer ce geste fou et inconsidéré, barbare et monstrueux, revient à justifier l’étendue du crime.
Un livre récent publié le 16 janvier 2003 par Avishai Margalit, professeur de philosophie à l’Université hébraïque de Jérusalem, tente de répondre à la question que presque tout le monde se pose : pourquoi des kamikazes ?
Margalit livre une analyse scrupuleuse des mouvements, des structures, de l’endoctrinement, et de l’incommensurable folie qui anime et caractérise ces gens.
En premier lieu, les bombes humaines provoquent chez la plupart des Israéliens un intense et compréhensible mélange d’horreur et de révulsion. Les auteurs d’attentats-suicides explorent les voies de la vengeance non seulement en tuant des juifs, mais aussi en les contraignant à vivre dans la peur.
Deuxièmement : ces volontaires de la mort sont choisis et préparés par le Hamas ou le Jihad islamique ou les Martyrs d’Al Aqsa. Mais, le seul point commun de ces « bombes humaines », c’est qu’il s’agit de musulmans. Aucun chrétien ne figure dans leurs rangs.
Troisièmement : ceux qui donnent leur vie au cours d’une guerre sainte sont des « martyrs ». Les nombreuses déclarations des suicide-bombers démontrent que c’est plus l’idée du martyr (shahid) que celle du jihad qui captive leur imagination. La référence au jihad situe leur « combat » dans un cadre islamique, mais l’idée forte reste celle du jihad.
Quatrièmement : le rang de « suicidés » inclut toutes sortes de combattants. On y trouve des hommes et des femmes, des paysans et des citadins, des célibataires et des gens mariés, des jeunes et des moins jeunes, des illettrés et des lycéens ou des étudiants, des membres de familles pauvres ou de familles relativement aisées. Il y a cependant des constantes. Il s’agit pour la plupart de jeunes célibataires, de sexe masculin, âgés de 17 à 28 ans qui ne sont ni dépressifs, ni sujets à des impulsions soudaines, ni cloîtrés dans leur solitude, ni complètement désemparés.
Cinquièmement : il n’est pas moins sûr, si ce n’est faux de prétendre que les candidats à l’attentat suicide sont motivés par l’abattement et le désespoir que leur inspire la situation des Palestiniens.
Sixièmement : la plupart des familles semblent éprouver - soutient l’auteur - des sentiments de fierté vis-à-vis de ceux de leurs membres qui sont devenus shuhada. Un verset du Coran souvent cité par les familles et les amis dit que le shahid ne meurt pas. Du point de vue religieux, l’essentiel pour devenir shahid est la pureté de la motivation (niyya) : le martyr est un pur, qui fait passer la volonté de Dieu avant ses propres intérêts. Agir pour échapper à sa situation personnelle ou pour se couvrir de gloire ne constitue pas un gage de pureté suffisant. En mourant pour la cause, le martyr accède à un autre registre : celui de la réussite et de la gloire. C’est en vertu de ce principe que la plupart des familles de shuhada tiennent à présenter le suicide de leur martyr sous le meilleur jour possible.
Septièmement : il n’en reste pas moins qu’on a souvent du mal à distinguer dans les motivations des « bombes humaines » ce qui relève de la nation et ce qui relève de la foi, ou à établir dans quelles proportions s’effectue le mélange.
Huitièmement : sitôt sa « mission » accomplie, la « bombe humaine » intègre d’un coup d’un seul le cercle des « stars » de l’Au-delà. Tous les visiteurs des Territoires ont eu l’occupation de constater, parfois avec stupeur, que les noms des kamikazes sont connus de tous, même des touts petits.
Neuvièmement : in fine, les « bombes humaines » disent aux Israéliens qu’aucun juif ne saurait apaiser le ressentiment des Palestiniens, ou d’une quantité non négligeable d’entre eux, et que rien ne saurait répondre à leurs justes revendications, sauf la destruction pure et simple d’Israël.
En ces jours endeuillés et d’extrême violence, ce petit livre nous éclaire sur l’une des périodes les plus sombres de l’histoire du Moyen-Orient.
Marc Knobel
Avishai Margalit et Amos Elon, « Pourquoi des kamikazes ? », Editions des empêcheurs de tourner en rond, 2003, 10 euros.