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Homme de théâtre attentif aux questions d’histoire et de mémoire, David Lescot a trouvé un moyen très simple et très beau d’apporter ici sa pierre à l’édifice du souvenir. Il a recueilli le témoignage de deux anciens enfants du ghetto : Wlodka Blit-Robertson, aujourd’hui âgée de 81 ans, et Paul Felenbok, 76 ans. Puis il a retranscrit ces entretiens « à l’état brut », pour en faire une partition de théâtre qu’il a confiée à un comédien et une comédienne. Ces artistes radieux, à peine quadragénaires, font entendre sur scène la parole de « Ceux qui restent » (c’est le titre du spectacle), sans décors ni costumes, mais avec une concentration et une précision fascinantes… Cela donne un objet théâtral d’une rare intensité.
Sur le plateau nu, un homme et une femme s’interrogent et se répondent à tour de rôle. Lorsqu’il s’agit de faire entendre la parole de Wlodka, c’est Marie Desgranges qui s’assoit « devant » et répond aux questions, tandis qu’Antoine Mathieu, en retrait, joue l’intervieweur. Puis ils intervertissent leur place, sans transition, et Antoine Mathieu dit les mots de Paul Felenblok tandis que Marie Desgranges pose les questions. Pour marquer leur changement de « personnage », les acteurs ne peuvent compter que sur leur voix, et sur de minuscules détails qui rappellent combien la théâtralité tient parfois à peu de choses. Lorsqu’il prend en charge la parole du témoin septuagénaire, Antoine Mathieu nettoie ses lunettes d’un bout de sa chemise, et s’exprime avec une fraîcheur et une spontanéité saisissantes. Pour décrire son évasion du camp par les égouts, évoquer l’assassinat de ses parents, ou encore pour dire que « la mort faisait toujours partie de la vie »… Au contraire, lorsqu’il occupe la chaise de l’intervieweur, il enfile ses lunettes et semble infiniment plus inquiet, hésitant. Jeunesse éternelle de celui qui a survécu ; inquiétude fébrile de celui qui cherche à reconstituer l’histoire… Tout est dit dans ce savant jeu de rôle. Même performance tout en finesse de Marie Desgranges, éblouissante de grâce, qui remet son châle sur ses épaules dès qu’elle s’assoit pour faire entendre la voix de Wlodka. Avec une jouvence tour à tour coquette et discrète, elle évoque les souvenirs d’une vieille dame qui se revoie fillette à Varsovie. La culpabilité d’avoir à peu près de quoi manger tandis que d’anciens copains d’école ont le visage gonflé par la faim ; son goût pour les jeux d’enfant, malgré l’enfermement et les menaces de déportation permanentes ; sa vie de fugitive, ensuite, séparée de sa sœur jumelle et trimbalée dans toutes sortes de familles inconnues pour ne pas être tuée comme sa mère…
L’art de l’acteur consiste toujours à prendre en charge une parole qui n’est pas la sienne, pour la porter le plus haut possible devant une assemblée, soit. Mais cela faisait longtemps qu’on n’avait pas aussi bien senti combien ce dispositif est crucial pour donner vie à des mots. Car c’est précisément parce qu’ils ne sont pas Wlodka Blit-Robertson et Paul Felenbok mais Marie Desgranges et Antoine Mathieu, et parce qu’ils jouent « explicitement » quoique sobrement, que les deux comédiens suscitent une écoute aussi intense. C’est précisément parce que les paroles ne coïncident évidemment pas avec ceux qui les profèrent. Paroles à la fois directes et rapportées, elles constituent la preuve en acte qu’un témoignage peut être assumé par d’autres ; et que le passé peut toujours faire l’objet d’une prise de conscience aiguë, même lorsqu’il n’est plus.
"Ceux qui restent" a été créé le 9 avril 2013 et sera repris au Monfort du 6 au 21 mars 2014 - en attendant d'autres dates.