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Publié le 31 Juillet 2007

Bou-regreg. Chroniques d’une enfance au Maroc, 1942-1956 Par Anna Rivière (*)


Il est heureux de constater qu’à l’heure où la JJAC (Justice for Jews from Arab Countries) lance une campagne internationale de sensibilisation à l’histoire oubliée des Juifs originaires du monde arabo-musulman, campagne relayée en France par le CRIF, de nombreux ouvrages paraissent qui ont pour objet de raviver la mémoire d’un temps hélas révolu, mais que leurs auteurs veulent transmettre aux générations nouvelles. Afin que nul n’oublie. Ainsi en est-il du très touchant témoignage d’Anna Rivière. Il nous conduit sur les rives du Bou-Regreg, au Maroc, un fleuve dont l’estuaire sépare Rabat de Salé.
Trente-cinq ans après avoir quitté le pays après son accession à l’indépendance, Nina, la petite juive du mellah de Salé revient sur les lieux de son enfance à la recherche du moindre indice d’un monde aujourd’hui disparu, celui où les Juifs vivaient en harmonie avec leurs voisins et amis musulmans et chrétiens.
Le récit, très vivant, de ce retour en somme touristique, est entrecoupé de flash-backs mémoriels en italique qui permettent constamment de faire le lien entre le passé et le présent.
Il était une fois une modeste famille juive marocaine, Agar, le père, son épouse, Alia et leurs trois enfants : Nina, Simon, et Emma.
La vie, certes difficile au quotidien, s’écoulait néanmoins paisiblement avec ses bonheurs et ses peines.
Agar, bien que très croyant, fraye peu avec la communauté juive. Il s’occupe d’import-export. Alia est couturière.
La communauté vit, comme partout ailleurs dans le monde, au rythme du cycle des fêtes juives, avec, bien sûr, les particularités locales et la cuisine spécifique qui s’y rattache : les soupes de fèves, le maïs bouilli, les méchouis et les rôtis d’alose, les oranges amères ou les gâteaux au miel et les muffletas qui sont des sortes de crêpes ou encore la dafina du shabbat. Sans oublier l’alcool de figues local, la mahya et le thé à la menthe.
Rabat-Salé, c’est aussi les trois synagogues et le cimetière, le mausolée de Rabbi Raphaël Encaoua, le hammam, l’école de l’Alliance Juive (on ne disait pas l’Alliance Israélite) et ses belles colonies de vacances à Tioumliline dans le Moyen Atlas, les koutchis, calèches à chevaux, les barques qui traversent le Regreg, l’élevage de vers à soie et les mûres sucrées qu’on suce avec délectation. Rabat-Salé, c’est la plage, lieu de rendez-vous obligé du dimanche des Salétins, entendez les Slaouis, bref les habitants de Salé, avec ses guinguettes et ses restaurants, ses dancings et ses marchands de frites et de glaces. Maman, qu’elle était belle la vie ! Pour une piécette, on pouvait se régaler d’un cornet de sauterelles grillées. Oui, vous avez bien lu : des criquets bien tendres que les rabbins avaient décrétés cachers puisqu’ils ne se nourrissent que de céréales.
La mort prématurée du père et le remariage, avec un « Français », entendez un catholique lyonnais, rugbyman et typographe de presse, vont bouleverser la vie de Nina qui devra, malgré ses réelles capacités et sa belle réussite au certificat d’études et au concours d’entrée en cinquième (il n’y avait pas d’entrée en sixième comme ailleurs !), abandonner ses études pour entrer, très jeune, dans la vie professionnelle.
La tragédie du départ et de l’exode est à peine évoquée en quelques lignes, au tout début du livre : « Depuis quelque temps, la situation s’est aggravée. Des vitrines de commerçants ont été brisées. Dans un taxi, un chauffeur véhément, s’en est pris à la mère de Nina, s’exclamant : « Bientôt, fini d’être à votre service ; nous serons les maîtres chez nous ! » ». En quelques lignes, tout est dit, sobrement, mais de manière explicite si on y ajoute la réaction de la mère de Nina qui ne se fait pas attendre : « Il est temps, je crois, de faire nos valises ! Notre présence ici n’est plus désirée. Nous devons partir ! »
Que reste-il de tout cela ?, comme dit la chanson. La pollution déferle sur le Bou-Regreg. Un barrage construit en amont a réduit son débit jadis impétueux. Aujourd’hui, un projet pharaonique est engagé et des promoteurs immobiliers envisagent de créer un port de plaisance, un complexe hôtelier, un centre culturel et un tramway. « Le côté pittoresque du Bou-Regreg est-il condamné ? » se demande l’auteur. « Regreg » qui signifie « gravier » sonne désormais comme « Regret ».
Un témoignage sympathique qui vient à point.
Jean-Pierre Allali
(*) Éditions du Losange. Nice. Juin 2007. 162 pages. 16 €